LA SAISON DES ROSES

Publié le 14 Février 2023

 
TEMPUS FUGIT
 
On m’appelait le phare d’Alexandrie. J’ai servi de guide aux marins pendant des siècles. Tous les soirs un homme montait à mon sommet pour raviver le feu. Et moi, fier, dressé au bord de la Méditerranée, j’éclairais la nuit, j’envoyais la lumière jusqu’au bout de la mer, jusqu’au bout de la Terre, veilleuse nocturne pour les habitants de la ville.
Un jour, j’ai senti vibrer sous mes pieds. C’était léger, je ne me suis pas méfié. De toute façon, qu’aurais-je pu faire, scellé sur la roche ? Ce petit tremblement fut suivi d’une secousse terrible. Tout mon socle a vacillé, mon faîte s’est décroché. Un grondement, un rugissement digne d’un grand fauve m’a encerclé, la mer m’a attaqué pendant qu’autour de moi, la ville s’écroulait. Une autre secousse est arrivée, encore plus forte. Elle a descellé mes pierres blanches, je me suis effondré, des vagues terrifiantes m’ont avalé.
Depuis je gis, éparpillé, au fond de la mer. L’algue, le sable ont peu à peu recouvert les morceaux de moi. Je ne sais plus si c’est ma base, mon centre, mon sommet qui raconte mon histoire. Drôle de sensation d’être ainsi éclaté…
Moi, symbole de puissance, haut de plus de cent mètres, j’étais altier et magnifique. J’étais l’une des sept Merveilles du monde antique, orné de statues roses, resplendissant de jour comme de nuit, et me voilà aujourd’hui déchu et disloqué ; je ne sers plus que de cachette aux petits poissons.
Il y a quelques années, un espoir insensé m’a traversé. Des plongeurs ont retrouvé quelques pierres de mon corps. Tous mes autres débris ont alors essayé de crier, de bouger, de se manifester de toutes les manières possibles pour qu’on nous repêche et qu’on me reconstruise. En vain. Personne ne les a entendus, ni vus. Les plongeurs sont repartis, je suis resté au fond de l’eau. La mer, mon tombeau… Je me croyais immortel, je n’étais qu’éphémère.
Un matin de soleil, alors que la lumière dansait entre deux eaux, j’ai vu passer une bouteille, sans doute jetée à la mer par un poète car elle ne contenait que quatre vers, mais qui ont résonné très fort en moi :
 
Le Temps qui, sans repos, va d'un pas léger,
Emporte avecque lui toutes les belles choses :
C'est pour nous avertir de le bien ménager
Et faire des bouquets en la saison des roses.
 
Il m’a semblé important de vous les transmettre, juste pour vous dire de rester tout le temps en éveil devant les trésors que le monde vous offre. Moi, je repars vers l’oubli.
...
ATHÈNES
 
Marie repose la vieille feuille jaunie. Ce texte, elle l’avait écrit en atelier d’écriture, il y a quelques années. Une prosi…. proso… prosopopée ! Faire parler un objet, avait dit l’animatrice, faire raconter son histoire à un trésor disparu. Sensible aux vieilles pierres, Marie avait tout de suite pensé au phare d’Alexandrie, ce géant abattu, et les vers de Tristan l’Hermite s’étaient invités dans le texte pour souligner le côté éphémère des choses.
Tempus fugit… Et drôlement vite ! Aujourd’hui, elle est à la retraite et il serait grand temps qu’elle fasse des bouquets en la saison des roses, qu’elle parte découvrir les trésors du monde, qu’elle s’offre le voyage qui lui lui tient à cœur : Athènes, la première démocratie du monde, la genèse de la civilisation occidentale…
 
16 janvier 2023
Je commence mon carnet de voyage. Je suis arrivée hier soir à Athènes et aujourd’hui, j’ai visité l’Acropole.
C’est en m’y rendant que j’ai eu un premier choc : au détour d’une rue, l’Acropole, qui pour moi, jusqu’à ce jour, n’était qu’une image vue dans un bouquin ou à la télé, s’est soudain matérialisée. Le Parthénon trônait, altier, au-dessus des immeubles. Là, je me suis arrêtée un moment pour intégrer cette réalité.
Arrivée sur le site, j’ai d’abord traversé une multitude de vestiges, morceaux de colonnes, pierres de différentes taille, toujours blanches. Le blanc, c’est la couleur d’Athènes, aussi bien l’antique que la moderne. Je suis arrivée devant un théâtre, l'odéon d'Hérode Atticus, datant de l’époque romaine d’après le flyer qu’on m’a donné à l’entrée. Un demi cercle de gradins adossé à la colline et fermé par de hauts murs en partie détruits mais qui ont encore à leur niveau le plus bas, deux belle rangées d’arcades. Il est toujours utilisé pour des concerts et des spectacles, des musiciens faisaient des réglages de balance. Cette musique contemporaine au milieu des vieilles pierres, cette continuité m’a touchée. Un pont de culture depuis deux mille ans.
En haut de la colline, les escaliers grimpent entre deux rangées de colonnes monumentales vers une porte géante ouverte sur le ciel. Émotion difficile à décrire en franchissant la porte. Je n’ai pas les mots. Là-haut, c’est… je ne sais pas si beau convient. C’est la claque, c’est sûr ! J’en ai des larmes au bord des cils et le cœur étreint. Le Parthénon majestueux, tant de fois vu sur des images, se dresse devant moi sur ses colonnes blanches, cerné de débris. L’Érechthéion, temple aux cariatides magnifiques, en fait de même et Athènes toute blanche s’étale en bas, autour de la colline. Je ne sais pas décrire ce moment. C’est fort, riche, mais je n’ai toujours pas les mots pour le raconter. Je déambule entre les monuments, nourrie d’Histoire et de légendes. Le soleil décline, la mer se teinte de rose et les pierres blanches s’ornent d’ocre et d’or.
Je n’ai pas envie de redescendre.
...
GIANT’S CAUSEWAY
 
Pourtant, il a bien fallu repartir. Marie marche vers son hôtel, les yeux rivés sur le Parthénon illuminé, majestueux ainsi dressé sur la colline, adossé à la nuit. Dans le ciel sombre, juste au-dessus de lui, comme un signe venu de la Grèce antique, Jupiter/Zeus brille. Il semble s’être arrêté là, le dieu des dieux. Marie s’arrête aussi. Communion païenne… Ici, maintenant, tempus non fugit... Instant suspendu... Journée inoubliable...
Le lendemain matin, plus de table disponible au petit déjeuner. Le personnel place Marie face à un homme qui déjeune seul. Le personnage est avenant, la conversation s’engage naturellement et se termine par la décision de poursuivre leur visite d’Athènes ensemble. L’homme est un grand voyageur. Avant d’arriver en Grèce, il a passé quinze jours en Irlande et il a su si bien raconter ce pays que Marie, à la fin de son séjour, s’y rend sans repasser par Nice.

Première visite, la Chaussée des Géants, qu’elle s’empresse de relater dans son carnet de voyage :

Lundi 23 janvier2023

Me voici en Irlande. C’est grâce à mon nouvel ami, Jean, que j’ai recontré à Athènes et qui m’a incitée à y venir. Alors, plutôt que raconter ce formidable trésor du monde sur mon carnet, je vais l’envoyer par courrier à Jean et garder le double de la lettre :

 
Cher Jean,
 
          Je t’écris depuis la Chaussée des Géants, Giant’s Causeway, comme tu dis si bien. C’est vraiment comme tu me l’as décrit. De hautes falaises, un escaliers aux milliers de marches, des colonnes dressées, des dalles qui s’enfoncent dans la mer.
Le vent siffle fort, les vagues se fracassent dans un vacarme terrible et les oiseaux de mer, je ne sais pas leur nom, crient au-dessus des lames. Si je ferme les yeux, je pourrais presque imaginer que c’est le géant écossais de la légende qui avance, grondant, hurlant, frappant le sol de ses grands pieds.
Des embruns glacés mouillent mon visage, j’ai les joues qui piquent et un goût salé sur la langue. Ca sent la mer, tu sais, cette odeur d’iode, de varech, de poisson, un peu tout mélangé...
Je me promène sur les dalles sombres, caressant d’une main les colonnes ocres, humides et froides. Mon autre main, pas folle, reste sagement blottie dans la chaleur du duvet de mon anorak.
Le ciel et la mer sont gris, de gros nuages blancs défilent sur l’horizon. Tu as raison quand tu dis que l’on peut avoir les quatre saisons en une journée ici, je les ai vues défiler aujourd’hui.
Merci encore de m’avoir donné envie de venir en Irlande. Devant ce paysage... je ne sais comment dire... il y a comme un frémissement, une empreinte invisible, peut-être celles des géants.. ou celle du temps, immuable pour les pierres, fugace pour moi. En tout cas, je repars riche d’un nouveau trésor.
                                Je t’embrasse
                                                                   Marie
...
L’ALPHABET ARMÉNIEN
 
Après son escapade irlandaise, Marie est rentrée chez elle pour accueillir Jean. Elle l’a invité pour le Carnaval. Il est arrivé hier soir et dort encore. En attendant son réveil, Marie feuillette un livre qu’il a laissé sur la table basse du salon. Un livre à l’alphabet incompréhensible, mais magnifique. Certaines lettres, calligraphiées avec élégance, sont accompagnées d’oiseaux, de fleurs, d’arbres, avec des couleurs lumineuses d’une grande finesse. Une merveille !
 
Un bruissement dans son dos lui fait lever la tête. Jean est là, qui la regarde en souriant :
– C’est un livre écrit en arménien, lui dit-il.
– Il est vraiment superbe ! Quelle écriture étrange… Tu sais la déchiffrer ou c’est juste pour la beauté de l’objet ?
Jean s’assoit près d’elle, le visage soudain sérieux.
– Je sais la lire, c’est ma langue maternelle, tu sais. Et, tu vois, l’alphabet arménien est pour moi bien plus qu’un ensemble de lettres, c’est le symbole de mon identité culturelle et historique. Tu connais l’histoire du peuple arménien ?
Avant que Marie réponde, Jean lui raconte le génocide, la diaspora, les Arméniens éparpillés au quatre coin du monde, avec leur alphabet pour les relier.
– Cet alphabet, c’est la fierté de notre culture, ajoute-t-il. Il a été inventé par Mesrop Machtots au IVᵉ siècle pour traduire la Bible en arménien.
 
Dans les yeux sombres de Jean flotte comme une brume… douleur, nostalgie, souvenir… Marie ne saurait dire. Il se penche vers elle, murmure sur un ton de confidence :
– Sais-tu quelle a été la première phrase écrite en arménien ?
– Non, comment veux-tu que je le sache ! répond Marie tendrement.
– C’est : « Pour connaître la sagesse et l'instruction, Pour comprendre les paroles de l'intelligence. »
C’est pas une belle philosophie, ça ? ajoute-t-il en riant.
Marie acquiesce, feuillette le livre, demande :
– Elle y est dans ce livre ?
– Oui, elle est là :
" Ճանաչել զիմաստություն զիմաստություն և զխրատ, իմանալ զբանս զբանս հանճարոյ "
– Ah, oui ! Faut le savoir ! Mais ça me plaît de ne pas savoir. Ça donne un côté un peu magique, comme si j’avais découvert un document secret, rédigé pour protéger quelque chose de précieux, un trésor... tu vois, un peu comme dans les contes de fée.
– Tu ne crois pas si bien dire ! En fait, c’est l’alphabet lui-même qui est un trésor. En 2019, l’Unesco l’a inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
 
Que de fierté dans la voix de Jean ! Marie en est toute émue. Jean prend le livre, cherche une page, l’ouvre, montre à Marie cette phrase :
"Եթե ​​ամեն մորուքի հետևում իմաստություն լիներ, այծերը բոլորը մարգարեներ կլինեին:"
Cest un dicton que jaime beaucoup et qui, je pense, est universel.  Ça dit :
« Si derrière toute barbe il y avait de la sagesse, les chèvres seraient toutes prophètes. »
– Très juste ! rétorque Marie en riant. Et si, pour rester dans la thématique des trésors du monde immatériels, nous allions prendre un bon petit déjeuner ? La baguette française aussi fait partie du patrimoine mondial, non ? J’en ai une, encore tiède, sortie du four du boulanger il y a une demi-heure.
 
Jean referme le livre, le pose sur la petite table du salon, comme un objet d’art. Un rayon de soleil matinal vient se poser délicatement sur la belle calligraphie, et les oiseaux, les fleurs, les arbres s’animent. L’alphabet arménien est vivant.

...

LE CARNAVAL DE NICE

Marie et Jean ont passé un après-midi au carnaval de Nice. Un bel après-midi de soleil, de musique, de fête, avec les chars gigantesques. Carnaval, Roi des trésors du monde ! C’est le thème de l’année, pour le cent-cinquantième anniversaire de sa Majesté.

Le soir, lovés sur le canapé, un verre à la main, la tête pleine de chants, rires et confettis, ils se remémorent la journée et décident de n’en rien perdre en la consignant dans le carnet de voyage de Marie :

Samedi 11 février 2023

Ici s’achève ma quête des trésors du monde, à Nice, avec le carnaval. Notre trésor niçois depuis 150 ans.

Il ne reste qu’une page à mon carnet de voyage, juste pour lui. Pour un tour d’horizon complet, je vais aussi y glisser mon vieux texte sur le phare d’Alexandrie, à l’origine de tout ce périple, et relater la conversation que j’ai eue avec Jean au sujet de l’alphabet arménien, autre trésor remarquable. Quelques semaines riches de découvertes, de sensations, et une belle rencontre : Jean, qui est là avec moi pour narrer notre échappée carnavalesque :

On a été subjugués par le char du Roi. Assis sur le Colisée, avec une pyramide dans la main, le Taj Mahal au bout des jambes, il est superbe. Derrière le roi, une fanfare arrive. La musique, d’abord battement de la grosse caisse, se structure en approchant. Une marche enlevée, claironnée par les trompettes. Les notes retentissent, rebondissent, claquantes comme un ballon, contre les murs des immeubles, frappent les oreilles. Le tambour rythme la marche de son cœur qui bat. Les nôtres en font autant, nos poitrines comme des caisses claires. Ça tourbillonne, ça s’éparpille, la musique est partout… juste le temps de défiler devant nous. Puis, elle s’éteint, se perd en s’éloignant, d’abord étouffée, puis remplacée par celle d’un char qui s’approche, précédé de quelques grosses têtes. Des confettis multicolores, des serpentins volent, on en a plein les cheveux, les manteaux et les poches. Le corso défile, voici le char de la Reine, magnifique déesse indienne aux bras multiples. Suivent des troupes venues des quatre coins du monde qui dansent en habit traditionnel, et d’autres grosses têtes, et d’autres chars. C’est coloré, pimpant, vivant, bruyant. Les musiques se mêlent, s’enveloppent les unes avec les autres, se fracassent en un joyeux brouhaha.

Le char du Roi repasse, toujours aussi impressionnant. Des heures de travail pour une œuvre magistrale qui sera brûlée à la fin des festivités. Paraît que le monarque emporte ainsi tous les soucis, les choses négatives et le froid de l’année écoulée… Un colosse éphémère, comme le phare d’Alexandrie… Temporalité des choses, finitude… Cela m’a accompagnée tout au long de ce voyage et carnaval, en brûlant, y met le point final.

Marie regarde Jean, lui sourit. La fête, la musique, elle les porte en elle depuis qu’elle l’a rencontré.
Sa quête de trésors l’a guidée vers les plus beaux qui soient à ses yeux, la rencontre, le partage, la tendresse et les bouquets en la saison des roses...
 
Mado CAFEDJIAN
 
 

Rédigé par Mado

Publié dans #Trésors du monde

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