LE VIOLON MUTILÉ

Publié le 2 Février 2022

 

1) LE BANC

Avec un extrait de Françoise M. pour incipit.

Chaque après-midi quand le temps me le permet je m’assois sur « mon banc » – souvent seul – dans un jardin public parisien ; mais ce jour-là un jeune homme portant un violon s'assied à côté de moi.

Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. J’ai juste vu un jean, un pull, des cheveux châtains, des lunettes, la silhouette d’un homme jeune, un violon, ou plutôt son étui, tout ça en l’espace d’une milliseconde. J’ai salué brièvement de la tête et me suis replongé dans mon bouquin.

Mais il avait rompu ma précieuse tranquillité. Sa présence sur ce banc m’empêche de me concentrer sur ma lecture. De plus, je sens son regard insistant sur moi, qui m’examine sans gêne.

Didier… ?

Diable ! Ce jeune homme connaît mon prénom.. Je lève la tête, le dévisage à mon tour.

Euh… oui, mais je ne vois pas trop…

Eric, on était en terminale ensemble.

Comme un abysse. Je tombe tout droit dans des souvenirs que je veux oublier. Le lycée Carnot, la salle de chimie, les éprouvettes… Je le détaille, c’est lui et ce n’est pas lui. Le Eric de ma classe de terminale est un rebelle à cheveux longs, crasseux, fume des joints dans les toilettes, embête les filles, et me persécute dès qu’il en a l’occasion. Mais le Eric qui se tient près de moi sur ce banc est propre, soigné et m’offre un regard amical. Quelle métamorphose ! Et un violon.. ? La seule musique qu’il écoutait à s’en faire péter les tympans était du métal sauvage, guttural, aux lignes de basses tonitruantes.

Je suis content de t’avoir retrouvé, me dit-il. Ça fait longtemps que je te cherche, tu sais. J’ai dû passer par les anciens du lycée, remonter les pistes. Personne ne savait ce que tu étais devenu, où tu habitais. Finalement, c’est Françoise qui m’a renseigné. Tu te souviens de Françoise ?

Françoise, une jolie brune sans histoire, discrète et sympa. Bien sûr que je m’en souviens…

Françoise crèche dans le quartier, me raconte Eric. Elle passe souvent par ce jardin, elle t’a reconnu, sur ce banc avec ton livre. Mais elle n’a jamais osé t’aborder à cause de… tu sais... Je crois bien qu’elle avait le béguin de toi à l’époque.

Première nouvelle ! Dommage que je n’ai pas eu le temps de m’en rendre compte. La colère monte en moi. Je le toise :

Pourquoi t’es là ? Qu’est-ce que tu veux ?

2) LE CARREAU CASSÉ

Avec un extrait de Nadine en italique

Eric regarde ses pieds, soupire, ouvre la bouche, la referme... cherche ses mots.

Je suis venu pour qu’on parle de ce qui s’est passé ce jour-là.

J’ai envie de fuir, ça remue trop la douleur, j’ai envie de hurler… Il pose sa main sur mon épaule.

C’est important pour toi et pour moi, faut mettre tout au clair, on vivra mieux après.

Pas l’impression qu’il vive si mal que ça lui, avec son violon ! C’est moi qui aurait dû l’avoir ce violon, c’est moi qui étais admis au conservatoire… J’ai envie de le tuer..

Il ajoute :

Il faut qu’on se rappelle les faits, le comment, le pourquoi.

Le comment, le pourquoi… la salle de chimie… un joli jour de mai ensoleillé. On était en classe devant nos éprouvettes à mélanger des trucs dont j’ai oublié le nom quand, près de moi, s’est approché un léger parfum. Françoise. Tellement belle… elle m’a demandé quelque chose, j’ai répondu, je la regardai en espérant trouver dans son regard un peu plus que de la simple camaraderie.. Pendant ce temps, derrière moi, sans bruit, le mal… Juste une ombre furtive, juste une odeur fugace… imprégnée dans T-shirt crasseux… l’odeur du pétard fraîchement fumé dans les chiottes… l’odeur d’Eric. Je me suis retourné, il était déjà retourné à sa place, il me toisait de son air narquois. Pourtant, j’ai bien senti sa présence dans mon dos. J’en suis sûr.

C’est à ce moment-là qu’est intervenu le professeur :

Mademoiselle, retournez donc à votre table.

Françoise est repartie vers ses tubes et moi, j’ai repris les miens là où je les avais laissés. Je m’en souviens encore : trois pincée de poudre violette dans l’éprouvette de gauche, mélange avec celle de droite et on devrait voir sortir du tube et se répandre sur la table une espèce de fumée blanche. Sauf que cette fois, il n’y a pas eu de fumée. Cette fois, quand j’ai mélangé les deux tubes, il y a eu une explosion.

Je me suis retrouvé assis par terre au milieu des débris, la main droite en sang. Devant moi, le carreau cassé et je ne sais pourquoi, sur le moment j’ai pensé qu’il avait été brisé par une balle tirée par un sniper. Et je voyais les feuilles du platane de la cour qui dansaient dans la brise, indifférentes au carnage. Ce carreau cassé, c’est le seul point tangible auquel je me suis accroché pendant quelques minutes... quelques heures… je ne sais pas, j’étais sourd et sonné.

Puis, les pompiers, l’hosto, l’opération, le handicap. Trois doigts arrachés, ma main droite, ou ce qu’il en reste, inerte. La vie qui bascule… adieu violon, adieu conservatoire.

Je suis resté longtemps prostré, enfermé dans un désarroi insondable.

Aujourd’hui, j’ai retrouvé quelque sérénité mais je rêve à ce carreau cassé. L'impact d'une balle, éphémère et précise, cible hallucinée d'un projectile perdu. Comme pour forcer le destin, mener le corps vers les cimes, échapper à l'enfer de la routine, de la rigueur.. retrouver l'élan vital !

Je n’y suis pas encore à l’élan vital mais j’y travaille et il n’est pas question que cet abruti vienne tout saccager une fois de plus.

3) LES AUTRES

Avec un extrait de Bernard pour la chute

Je le toise :

Tu peux me le dire aujourd’hui, ce que tu as mis dans mon éprouvette, lui dis-je.

Rien, je te jure, c’est pas moi, me répond-il.

Toujours la même musique… c’est pas moi… j’ai rien fait… Pourtant, à l’analyse des débris, on a retrouvé cette poudre dont j’ai oublié le nom, mais qui, mélangée au reste provoque une explosion.

J’ai senti ta présence dans mon dos, lui rétorquai-je.

Oui, je me suis déplacé pour écouter ce que tu racontais à Françoise. J’avais bien vu que tu lui plaisais et je voulais te la piquer.. C’est nul, je sais. J’étais un petit con à l’époque. Mais je n’ai rien mis dans ton tube à essai.

Qui alors ?

Personne. La poudre était dans le tube. Une expérience de la classe avant nous, un tube qui n’a pas été lavé et que tu as pris sans t’apercevoir qu’il n’était pas propre.

Il a l’air sincère, avec son regard droit dans le mien. Je suis ébranlé.. Toutes ces années à le haïr alors qu’il n’y était pour rien…

Il reprend :

Tu sais, ça m’a travaillé cette histoire, et les autres aussi. Avec quelques copains, on a mené l’enquête pendant que tu étais à l’hosto. On comptait t’en parler à ton retour, mais tu n’es jamais revenu en classe. Plus tard, on a su pour ton handicap. On s’est cotisé, on a tapé nos parents, tes voisins, bref, on a récolté suffisamment pour faire fabriquer un archet adapté à ton handicap.

Il ouvre alors l’étui sur un violon magnifique et son archet muni d’un système de fixation.

Je suis abasourdi. Ce type que je croyais mon ennemi.. Je ne sais que dire. Je ne sais même pas si je suis content… Le violon, c’est loin, j’en avais fait le deuil… enfin presque… Je ne suis plus capable d’en jouer.

Vas-y, essaie, me dit-il en me tendant l’instrument, je vais fixer l’archet sur ta main.

Je suis tellement sonné que je le laisse faire. Le violon blotti sous mon menton, l’archet arrimé à ma main, tout est revenu. J’ai fermé les yeux, caressé les cordes.. et la musique, d’abord comme une plainte puis triomphante, comme l’élan vital qui me manquait.

Quand j’ai rouvert les yeux, Eric souriait et devant moi, Françoise. Toujours aussi belle. Elle a applaudi et m’a dit :

Bonjour Didier, je suis vraiment heureuse de te revoir…

Drôle de pincement dans ma poitrine.. Doucement mon cœur, ne t’emballe pas trop vite…

D’autres personnes sont arrivées ensuite dans mon champ de vision. Quelques anciens du lycée que j’ai reconnus peu à peu, et mes voisins avec qui je n’ai guère eu d’échanges jusqu’à présent, juste bonjour, bonsoir dans l’escalier. Comment, pourquoi étaient-ils là ?

Eric a dû entendre ma question muette car il a dit :

Ce sont tous ces gens qui se sont cotisés pour t’offrir ce violon. Alors, maintenant, fini de glander. Tu retournes à tes études de musique, c’est clair ? Tes voisins ont la mission d’écouter si tu fais bien tes exercices tous les jours. Sinon, tu me connais, je peux sévir à nouveau.., rajouta-t-il en m’adressant un clin d’œil.

Je les regarde, tous. Il y a tellement de chaleur, de bienveillance autour de ce banc. Il y a la musique, le bleu du ciel, les feuilles vertes, la robe rouge de Françoise.. comme une promesse...

En regardant tous mes voisins, je me surpris à penser qu’il était drôle et triste à la fois de vivre à côté des gens pendant des années, sans les connaître, et qu’il suffit d’un rien, trois petites touches de couleurs pour changer notre vie.

...

Rédigé par Mado

Publié dans #Divers

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