LE VIOLON MIRACULEUX

Publié le 20 Février 2022

 

Avec les extraits de Françoise, Bernadette et Mado, en italique

 

Chaque après-midi, quand le temps le permet, je m’assois sur « mon banc »-souvent seul-dans un jardin public parisien ; mais ce jour-là, un jeune homme portant un violon s’assied à côté de moi.

Comme moi, il ferme les yeux par moments, semblant apprécier la caresse d’un soleil printanier sur son visage fatigué.

Je viens souvent me ressourcer dans ce parc que nous fréquentions régulièrement, Adeline et moi. Adeline… la seule évocation de ce prénom fait apparaître dans mon esprit son doux visage encore enfantin, un visage criblé de tâches de rousseur, auréolé de boucles couleur caramel… Je n’oublierai jamais la couleur si particulière de sa chevelure. La grâce de ses seize ans la faisait ressembler à un angelot. Malgré sa jeunesse, elle était la femme de ma vie, j’en étais persuadé. A cette époque, j’avais plus du double de son âge, mais si peu d’expérience en amour… Comme disait ma mère, c’était la faute de mon métier : boulanger-pâtissier, j’avais monté rapidement ma propre entreprise, aidé de maman qui servait à la boutique. J’assurais seul la fabrication du pain et des viennoiseries en semaine ; j’y ajoutais plusieurs sortes de petits gâteaux le dimanche, à la grande satisfaction de mes fidèles clients. Je travaillais beaucoup, de quatre heures du matin à quinze heures, et j’essayais ensuite de me reposer, pour compenser le manque de sommeil. Ce n’était pas vraiment la vie idéale pour un jeune homme ! Je me sentais seul, vraiment seul, jusqu’au jour béni où Adeline vint, en voisine, acheter deux pains au chocolat un matin à l’ouverture, avant l’arrivée de ma mère. Nous fûmes tous les deux fortement perturbés par cette rencontre, si perturbés que, le lendemain et les jours suivants, je guettais fiévreusement l’arrivée d’Adeline, qui guettait elle-même l’ouverture de la boulangerie. Notre histoire débuta au bout de quelques jours, Adeline n’étant pas farouche et moi m’étant décidé courageusement à oublier ma timidité. Mon petit studio sous les toits servit de nid d’amour à un pâtissier épris d’une lycéenne pendant de nombreux mois, après les cours d’Adeline et mes deux heures de sieste quotidienne. Une promenade dans le parc voisin, avant la tombée de la nuit, couronnait parfois nos fins d’après-midis, jusqu’au jour où Adeline me quitta sans explications !

En poussant un soupir à ces souvenirs, je regardais de plus près le jeune homme assis près de moi sur le banc. Un violon… Adeline jouait du piano depuis son enfance. Des cheveux blond-roux… presque la couleur de ceux d’Adeline. Je jetais un coup d’œil attentif sur le violon posé sur le banc : un mot y était gravé. Ajustant mes lunettes, je parvins à déchiffrer « Honoré ». Quel prénom désuet ! Poussé par la curiosité, je dis en souriant au jeune homme :

-  Ce n’est quand même pas votre prénom, Honoré ? 

- oui, hélas, c’est bien mon prénom ! Ma mère a eu une idée bizarre !

Gêné, je détournais la tête et n’osais poursuivre la conversation.

Pourtant, ce prénom me rappelait quelque chose. Je chassais l’idée qui me venait, saluais le garçon, et me levais pour retourner chez moi, il se faisait tard…

A peine arrivé chez moi au premier étage, dans le grand appartement hérité au décès de ma mère, je sentis le besoin irrépressible de me rendre tout là-haut sous les toits, ce lieu où flottaient encore les souvenirs de mon amour pour Adeline.

Où avais-je donc rangé la clé du petit studio mansardé ? Je n’y étais pas retourné depuis que j’avais pris ma retraite, au mois de juin dernier. Faute de m’en servir de nid d’amour, j’y avais entreposé tout ce qui m’embarrassait au fil de ma vie : quelques objets que je ne désirais pas jeter par excès de sentimentalité, le petit bureau sur lequel maman faisait la comptabilité de la boulangerie, un fauteuil crapaud appartenant à ma grand-mère, une lampe Tiffany que j’avais toujours connue… Bien sûr, le studio était trop encombré, mais comme je n’y allais plus… j’avais laissé sur les murs les affiches des groupes de rock de ma jeunesse, et surtout des photos d’Adeline, même si je savais que ça ne servait à rien de les garder… ces photos qui dataient d’un quart de siècle semblaient n’être là que pour me faire regretter un passé qui ne reviendrait plus. Et surtout pour me rappeler que, profondément blessé par cette histoire, je n’avais jamais construit de famille. En perdant ma mère, j’avais tout perdu, plus aucun être humain ne me rattachait à ce monde. Pas d’épouse, pas d’enfant, et, arrivé à l’âge de la retraite, je venais de céder ma boulangerie. Une vie monotone et sans amour se profilait pour moi à l’horizon…

« Où ai-je mis cette clé ? » En maugréant, je retournais les trois tiroirs du buffet de la salle à manger. J’aperçus enfin un ruban bleu attaché à une clé plate parmi d’autres clés. C’est Adeline qui avait noué ce ruban : je la revis soudain lorsqu’elle l’avait fait, « pour la retrouver plus facilement », m’avait-elle dit. Un ruban bleu, bien sûr, sa couleur préférée. Je saisis la clé en remerciant mentalement Adeline. Je me précipitais dans l’escalier pour grimper fiévreusement au dernier étage de l’immeuble, comme à la recherche d’un trésor. La porte ouverte, sur le mur qui me faisait face, une grande photo d’Adeline me sauta aux yeux. Ses bras nus reposaient sur les accoudoirs. Ses jambes étaient étendues devant elle les chevilles croisées au sol. Symphonie de bleus depuis les murs en tissu tendu aux larges fauteuils carrés, jusqu’à sa robe toute simple, d’un bleu foncé. Cette photo avait été prise dans sa chambre de jeune fille. Elle me l’avait tendue un jour en me disant : «Accroche-la au mur de ton studio, on imaginera habiter sous le même toit ! » Elle était si jeune, à cette époque, elle n’aurait pas pu annoncer à ses parents que l’on voulait vivre ensemble. D’ailleurs, quelques mois plus tard, elle a pris comme prétexte notre différence d’âge pour me dire qu’il fallait que l’on se quitte, que nous deux ce n’était pas possible ; elle disait qu’elle voulait vivre sa vie avant de s’engager dans une histoire sérieuse. Effondré, je n’ai pas été capable de la retenir, je n’ai pas su me battre. Elle a déménagé avec ses parents un mois plus tard, pour la Bretagne apparemment. Je n’ai plus jamais entendu parler d’elle. C’était la fin de notre histoire, mais pas la fin de mon amour pour Adeline.

Observant avec tendresse sur la grande photo son visage aux lèvres si douces, je revis soudain sa mine gourmande lorsque, après nos ébats, nous partagions tous les dimanches son gâteau préféré, un saint-honoré, dans mon petit studio sous les toits. Comme je les avais appréciés, tous ces saint-honoré, confectionnés avec amour pour régaler celle que j’aimais !

Nostalgique, je refermais la porte du studio, et, rêveur, je dégringolais les marches jusqu’à l’appartement du premier étage.

Une bonne nuit de sommeil, et je reprendrai pied dans la vraie vie. Pourquoi me complaire dans des souvenirs mettant l’accent sur tout ce que j’avais raté dans ma vie ? Avec un profond soupir, j’allais prendre une douche pour tenter de me rafraîchir les idées, et je me glissai sous la couette. Des rêves compliqués vinrent envahir mon sommeil. J’entendais des sonorités de violon et de piano, des silhouettes fantomatiques aux cheveux cuivrés s’agitaient dans une brume bleuâtre en mangeant des gâteaux à la crème… Je m’éveillais en pleine nuit, couvert de sueur, essayant de comprendre la signification de ces images de mon inconscient. Je passais le reste de la nuit à me remémorer tous les détails, persuadé que ce rêve avait une signification. Pourquoi cette musique, pourquoi tout ce bleu autour des silhouettes, pourquoi des chevelures blond-roux et des gâteaux à la crème ? J’avais l’impression d’avoir assisté cette nuit à un résumé de ma grande histoire d’amour. Mais je n’avais pas vu le visage d’Adeline. L’avais-je déjà oublié ? Je passai du temps à essayer de reconstituer la finesse des traits de sa frimousse de jeune fille, mais je n’y parvins pas. Ma grand-mère disait que nos rêves ont toujours une signification, qu’il faut tenter de comprendre. Moi, je n’y comprenais rien. C’est bien fatigué que j’entamais ma journée de retraité, en n’ayant qu’une hâte : que l’après-midi arrive, pour que je puisse retourner sur mon banc, dans le jardin public, et que je me replonge dans les souvenirs d’un temps heureux.

Le moment attendu arriva enfin. Je m’écroulais sur mon banc et fermais les yeux. Soudain, le long sanglot d’un violon déchira l’atmosphère. Les oiseaux sur les arbres alentours semblaient vocaliser en harmonie. Je me retournais et aperçut, à quelques bancs du mien, une silhouette masculine vêtue de bleu, à la chevelure ébouriffée blond-roux. Mon jeune copain Honoré prenait plaisir à jouer du violon dans la nature accompagné par les trilles des oiseaux parisiens, dans ce jardin presque désert. Lorsqu’il fit une pause, je me rapprochai en applaudissant. Honoré leva sur moi des yeux étonnés. Nous échangeâmes un sourire complice.

- J’ai joué pour ma maman, me dit-il avec émotion. Elle n’avait pas la force de vivre, elle a préféré partir pour toujours, et ça fait dix ans précisément aujourd’hui.

- Vous avez perdu votre maman bien jeune, Honoré…

- J’avais quinze ans. Après le décès de Maman, mes grands–parents se sont occupés de moi, je suis resté avec eux en Normandie. Depuis trois ans maintenant, je suis venu à Paris pour faire des études de musique. Je viens parfois me détendre dans ce parc, j’aime bien jouer du violon en compagnie des oiseaux.

- Comment s’appelait votre maman, Honoré ?

Avec émotion, je l’entendis murmurer « Adeline… » Soudain, j’eus l’impression qu’un long tunnel lumineux s’ouvrait devant moi pour me conduire vers un soleil éblouissant. Je m’écroulais sur le banc près d’Honoré, qui ne comprenait pas ma réaction ! Des larmes inondaient mes joues. La voix tremblante, j’entrepris de lui raconter brièvement mon histoire avec Adeline. Honoré était ébahi. Je lui proposais de m’accompagner chez moi, dans cet appartement qui n’avait jamais connu les rires d’un enfant. Il dut me soutenir, j’étais à deux doigts de me trouver mal lorsque je réalisais ce que venait de me rendre la vie : pas la femme que j’aimais, partie pour toujours, mais un fils de vingt-cinq ans !

Toute la nuit, nous avons discuté, curieux l’un de l’autre, avides d’apprendre les détails de la vie d’un fils sans père et d’un père sans fils…

Le jour pointe. Derrière la baie vitrée, la nuit est partie à présent. Quelques oiseaux sautillent sur les branches de l’arbre dans le jardin. Bientôt leurs trilles entreront dans le salon. Ça pépiera, ça piaillera, ça sifflera, ça jacassera, ça chantera, ça vocalisera, ça disputera, ça chahutera, ça remplira l’espace de vie. Le monde est à eux, et à nous maintenant, mon fils !

 

Annie TIBERIO

 

Rédigé par Annie

Publié dans #Divers

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