VICTOR
Publié le 5 Janvier 2022
« La tradition, l’authentique » Le chef ne cessait de le rappeler. Ici pas de sushis ou alors revisités de fond en combles en pyramide de la mer avec algues iodées, saveurs subtiles, acidulées.
La cuisine du Grand Hôtel un premier janvier à midi, c’est quelque chose. Une brigade de vingt personnes, toutes coordonnées comme un concerto de Mendelssohn.
Victor a été embauché comme extra pour les fêtes. Après on verra, lui avait-on dit, pourtant son curriculum vitae en disait long.
Les volailles parfumées, les rôtis frétillants, les desserts onctueux ça ne sera pas pour lui, pour l’instant.
Il épluchait, coupait en dés, en lamelles, pleurait avec les oignons, courait d’un atelier à l’autre.
Les poulardes rondes, craquelées laissaient s’échapper des fours l’odeur poivrée des échalotes. Les effluves acidulés des citrons et oranges râpés flottaient de ci de là. Les poêlées de petits légumes exhalaient un parfum subtil, lumineux, rappelant les campagnes d’où ils avaient été cueillis le matin même.
-Victor, l’huile de betterave vinaigrée pour les dos de chevreuil c’en est où ?
La poêle frétille déjà. On le regarde de travers, le feu est trop fort ;
-Alors Victor il faudra le dire combien de fois ?
-Victor les beignets d’épinards ça avance ? Il doit préparer les feuilles, les détacher une à une, les glisser dans l’eau bouillante salée quelques secondes et les faire sauter au dernier moment.
-Elles doivent rester craquantes dans la pâte à beignet, n’oublie pas la fleur de sel, légère la main, très légère, t’as pigé ?
Le rôti de bœuf Charolais enveloppé de son nuage de fines herbes s’impose, domine, régale toutes les narines, pas de doutes c’est bien lui la vedette.
Plus loin le saucier termine sa préparation avec câpres, jaune d’œuf haché menu, persil et huile de pépins de raisin pour accompagner le pot au feu.
-PAS COMME CA ! Victor sursaute… A FEU DOUX ! Ce n’est pas pour lui, c’est la cheffe pâtissière qui soigne le parfum suave de sa crème à la vanille pour ses Saint-honoré. Elle goûte. Le parfum suave de l’épice fait déjà rêver. Madagascar, l’aventure, les bâtons de vanille qui sèchent sous les canisses avant d’être emballés dans les sacs de cotons et voyager par le canal de Suez.
-Victor, tu rêves ? La tarte au citron renversé, tu n’as rien à faire ?
Les fonds de tartes sortent des fours diffusant aussitôt leur odeur noisette. La crème est légèrement répandue au chinois et se termine par un coulis de chocolat laissant envisager un enchantement des papilles. Va-t-on oser y planter sa petite cuillère ?
Le serveur franchit la porte va et vient de la cuisine.
-La cinq attend sa commande !
-Oui, oui, on arrive, c’est quoi déjà ?
-Poireaux-vinaigrette !
-Quoi ?
-Ben oui, poireaux-vinaigrette !
Le chef relit la fiche aimantée au dessus du piano ;
-On a affaire à une originale ! Poireaux-vinaigrette un jour comme aujourd’hui ?
Le serveur attend avec son plateau de l’autre côté de la desserte. Les yeux dans le vague, il égrène :
-« La douceur épicée du vinaigre balsamique, l’humilité lumineuse des poireaux dans la force de leur jeunesse, les effluves de campagne de l’huile d’olive, la grande cuisine de la ferme de mon enfance… » Voilà ce qu’elle m’a dit !
Le chef sans voix, mains sur son tablier, écoute en silence, puis,
-Victor les poulardes doivent être arrosées tu ne sens pas cette odeur caramélisée ?
-Bon sang, cette artiste me fait perdre la tête. Pour la cinq vous lui direz que c’est le Grand Hôtel qui lui offre.
En s’endormant cette nuit là, Victor se dit qu’il devra raconter cette histoire…
Gérald IOTTI