VIVRE AU MILIEU DES COQUELICOTS
Publié le 29 Décembre 2021
4ème DE COUVERTURE :
Une jeune vie éprise de liberté peut-elle survivre dans un monde fait de contraintes ? Tout mettre en œuvre pour accéder à une liberté en symbiose avec la nature, ce sera le but de trois jeunes gens embrigadés malgré eux dans une communauté religieuse. Ils vont unir leurs forces pour échapper au destin qui les a conduits là contre leur volonté, et connaître le bonheur de construire leur vie future selon leurs souhaits, dans un lieu au nom prédestiné…
RÉSUMÉ :
Après une enfance heureuse auprès de parents proches de la nature, une ado est emmenée contre sa volonté par sa mère dans une secte dont elle est adepte. Elle y passe plusieurs années, et y fait la connaissance de jeunes gens dans sa situation. Un beau jour, elle parvient enfin à s’enfuir, mais est rattrapée assez rapidement par des membres de la communauté. Deux d’entre eux, des garçons de son âge, vont la délivrer et l’accompagner dans sa fuite. C’est une équipée à trois à travers la France, au cours de laquelle ils vont apprendre à se connaître et comprendre qu’ils ont le même but : vivre en liberté dans la nature. C’est aussi pour eux la découverte que leurs familles les soutiendront dans leur projet de vie future en montagne.
VIVRE AU MILIEU DES COQUELICOTS
Liberté..
Etre entourée de murs, enfermée, presque étouffée…A la seule pensée d’être privée de balades dans la nature, de la tiédeur du soleil sur son corps suscitant un état de bien-être et de flottement, elle ne pouvait presque plus respirer. Avoir tous ses sens en éveil, savourer par tous les pores de la peau cette émotion à nulle autre pareille : être libre, de cette vraie liberté sans liens, sans contraintes, sans comptes à rendre. C’est pour cela qu’elle était partie, enfouissant son passé au plus profond de son esprit, sans regrets, sans redouter les difficultés à venir et la cruauté des hommes. Fallait-il présumer qu’après trois mois, sa liberté arrivait maintenant à son terme, que plus jamais elle ne s’éveillerait tous les matins dans des lieus différents restant à découvrir, emportée au grès du vent par ses pas et ses envies de la veille. Même si elle avait parfois le ventre creux, ce qui lui importait était d’entendre le sifflement d’un merle, le bruissement des ailes d’une libellule, le soupir des feuilles d’un bouleau dérangées par la brise. Partir, marcher, ne faire qu’un avec Mère Nature, voilà son seul souci…Elle avait appris à savourer les gourmandises à sa portée : des mûres ou des framboises offertes par un buisson longeant le sentier, une pomme rouge ou une poire acidulée tendue par une branche bienveillante sur son chemin, une gorgée d’eau fraîche d’une source enfouie dans la mousse… Elle oubliait presque que, parfois, elle était obligée de se rapprocher d’un paysan, d’un agriculteur ou d’un berger, pour lui proposer un peu d’aide, en échange de quelques fruits, d’un sandwich, ou même d’un repas sur le pouce offert déjà deux ou trois fois par des personnes au grand cœur. Elle voulait oublier les paroles blessantes de ceux qui la prenaient plus pour une mendiante que pour une amoureuse de la nature, et surtout enfouir dans son esprit cet incident qui aurait pu être dramatique : un routier étranger qui avait essayé de l’embarquer de force dans son camion ! Elle avait invoqué très fort sa bonne étoile, avait tenté, sans doute avec succès, d’envoyer à l’homme un coup de pied dans ses parties intimes, et s’était enfuie sans se retourner, sans que ce gros lourdaud parvienne à la rattraper… elle se sentait si forte à parcourir les sentiers, à gravir les collines. Toujours plus loin, plus libre… Et maintenant, là, tout semblait terminé…
Le choix d'une mère
La liberté si précieuse pour Ophélie lui paraissait maintenant être menacée. Dans son esprit découragé et fatigué, se dessinaient maintenant des souvenirs d’enfance sous forme de flashs : elle se revoyait, à l’âge de sept ou huit ans, en randonnée avec ses parents, en ce temps béni où l’harmonie régnait encore au sein du foyer. Sa mère Jeanne, si douce, avare de paroles, son père Alex toujours plein de projets et d’enthousiasme. Guidés par Alex, ils avaient souvent sillonné en famille les sentiers alpins le week-end et pendant les vacances d’été. Ophélie avait progressé dans sa connaissance de la nature, et ses petites jambes s’étaient musclées et étaient devenues presque insensibles à la douleur. Peut-être était-ce grâce à cela qu’elle avait maintenant autant de résistance physique dans sa folle fuite en avant. Pourtant, un jour tout s’était arrêté, après que Jeanne l’ait présentée à un groupe de personnes qui lui avaient paru « très bizarres ». A partir de ce moment-là, tout s’était dégradé très vite : de soudaines disputes entre ses parents pour des motifs mystérieux, une atmosphère lourde à la maison, son père souvent furieux, le visage fermé de sa mère… Ophélie se posait beaucoup de questions, qu’elle n’osait pas formuler à voix haute… Que se passait-il ? Alex s’absenta deux jours pour son travail. Juste après son départ, Jeanne déclara à sa fille : « nous aussi, nous allons faire nos bagages ! » et elle sortit des vêtements du placard en enjoignant à Ophélie de faire la même chose. En deux heures, tout fut prêt, sans que sa mère lui fournisse la moindre explication sur sa conduite. Sur un appel téléphonique de Jeanne, une inconnue vint les chercher en voiture, et les emmena retrouver à quelques dizaines de kilomètres de là les personnes dont Ophélie avait fait la connaissance quelques semaines plus tôt. L’une de ces personnes, un homme imposant aux yeux très bleus, tout de blanc vêtu, semblait dégager un magnétisme qui anéantissait la volonté des autres individus, dont sa mère: Jeanne osait à peine lui répondre lorsqu’il s’adressait à elle. Cet homme était entouré de femmes et d’hommes qui, visiblement, le vénéraient sans retenue, en le nommant « Grand Maître », et lui adressaient des mantras et des prières inconnus d’Ophélie. Élevée sans préceptes cultuels, l’adolescente n’avait qu’une vague idée des croyances et des rites religieux. Tout cela lui paraissait irréel…Et pourtant… L’avenir lui apprendrait qu’elle allait passer plusieurs années au milieu de ces gens, séparée de sa mère la plupart du temps, parquée pendant de longues heures avec des enfants de son âge dans une grande pièce de cette usine désaffectée. Leurs journées s’étireraient, monotones, ils apprendraient des prières et des cantiques qu’ils répéteraient plusieurs fois par jour, sans avoir le droit de se distraire ou de converser entre eux. Ils ne quitteraient presque jamais cette partie du bâtiment, sauf pour aller, à tour de rôle, frotter avec un balai-brosse et du savon noir le carrelage usé des autres pièces : ce serait là la seule activité physique autorisée. Ils ne pourraient pas sortir à l’extérieur. Les repas seraient réduits au strict minimum, bien insuffisants pour des adolescents de leur âge. Dans sa grande mansuétude, le « Grand Maître » mettrait à leur disposition deux caisses de livres choisis par lui, qui évoqueraient les beautés de la nature, œuvre divine comme il le soulignerait. Ces livres permettraient aux garçons et aux filles de s’évader moralement, d’oublier un peu la triste vie qui serait la leur. Et encore, Ophélie, pas encore « domptée » selon les paroles de l’épouse du Grand Maître, n’aurait pas encore eu le privilège d’être sollicitée pour passer un moment avec lui, dans l’intimité de son appartement. Elle verrait de temps en temps une fille ou un garçon en larmes revenir de cette entrevue privée. Elle saurait que ce serait bientôt son tour. Pour calmer ses angoisses, elle feuillèterait des livres, emplirait ses yeux de paysages idylliques et de phrases poétiques, voyagerait en liberté loin de toute cette noirceur…
Le choix, c’est la liberté.
Ophélie réfléchissait intensément. Elle avait été rattrapée dans sa fuite par un groupe de cinq personnes, trois hommes et deux jeunes gens un peu plus âgés qu’elle. Elle les connaissait, ces garçons. Ils s’étaient croisés à plusieurs reprises dans l’usine où elle était prisonnière par la seule volonté de sa mère. L’un d’eux, Thomas, lui paraissait le plus accessible. Il avait posé sur elle un regard triste, qui voulait lui faire comprendre qu’il était désolé de faire partie du même groupe que ces chasseurs à l’allure rébarbative. Elle les revoyait lorsqu’ils l’avaient jetée à terre sans ménagement, après lui avoir sauté dessus à la sortie du petit bois. Avant qu’elle puisse comprendre ce qui lui était arrivé, elle s’était retrouvée les mains liées derrière le dos et un foulard sur la bouche pour l’empêcher de crier. Cette agression brutale lui avait fait penser à une de ses lectures parmi celles autorisées par le Grand Maître, deux jeunes faons attaqués par une meute de loups, qui n’avaient pas réussi à se sauver. Et pourtant, elle ne pouvait pas se déclarer perdante maintenant, alors qu’elle venait de passer trois mois en totale liberté… Ne plus courir le long des sentiers, au milieu des herbes folles. Se retrouver à nouveau enfermée, les prières et les incantations remplaçant le sifflement du merle et le bourdonnement des abeilles, l’air pur de la montagne oublié devant les relents fétides provenant des murs suintant d’humidité de l’ancienne usine… Ces derniers mois, elle n’avait même plus droit au regard maternel plein d’amour : il lui semblait être désormais presque transparente aux yeux de Jeanne, qui ne vivait plus que pour le regard bleu magnétique du Grand Maître. Submergée par son chagrin, Ophélie tourna son regard vers les deux jeunes gens, un peu à l’écart. Si Antony n’osait pas la regarder, elle devinait dans les yeux de Thomas une lueur de complicité et d’affection. Elle savait que le garçon avait une attirance pour elle, elle avait déjà remarqué que, même s’ils n’avaient pas le droit d’avoir des conversations privées, il était heureux lorsqu’il était près d’elle, qu’il la frôlait en passant. Ils avaient tous les deux l’âge où la vie s’ouvre devant soi, où l’on a le cœur plein d’espérance. Peut-être allait-il l’aider à fuir, à échapper, lui et elle, à l’emprise des trois hommes ? S’ils avaient emmené Thomas et Antony, c’est qu’ils ne se méfiaient pas d’eux, qu’ils les croyaient entièrement dévoués à leur cause. Ophélie en était certaine maintenant : Antony ne serait pas un obstacle, il ne chercherait pas à les retenir. Quant à Thomas, il était prêt à partir avec elle, elle le sentait. La liberté était à portée de main. Elle avait vu que les trois hommes avait sorti de leurs sacs-à-dos des bouteilles de whisky et de rhum, ce qui lui semblait pas très en accord avec les préceptes du Grand Maître. Eux aussi paraissaient vouloir profiter, à leur manière, de leurs heures de liberté. Thomas et elle échangèrent un coup d’œil entendu. Ils attendraient la nuit, et ils s’enfuiraient main dans la main, lorsque l’alcool aurait fait son œuvre. Il suffirait d’être patients…
La liberté en 2CV
Malgré son envie viscérale de fuir, Ophélie, assommée de fatigue, s’était endormie lourdement. Soudain, au cœur de la nuit qui les avait peu à peu enveloppés, elle sentit une main la secouer sans ménagement. Effrayée, elle ouvrit les yeux et aperçut devant elle la silhouette de Thomas qui se découpait comme une ombre chinoise, à la lueur du croissant de lune. Il lui fit signe de ne pas faire de bruit. Il trancha d’un coup sec ses liens avec un canif qu’il avait sorti de sa poche. Ophélie arracha le foulard qui gênait sa respiration et se redressa doucement. Antony était là aussi, il refusait probablement de rester avec les trois hommes, affalés au pied d’un gros chêne. Dans le silence de la nuit, ils ronflaient bruyamment, la bouche ouverte, entourés de cadavres de bouteilles d’alcool. On comprenait qu’ils avaient prévu de faire la fête, loin du Grand Maître et de ses fidèles disciples. Ils avaient dû penser qu’un peu de liberté leur ferait du bien, ainsi que quelques gorgées de whisky ou de rhum. Ils n’avaient pas imaginé qu’ils pouvaient s’endormir et rater leur mission : rattraper à tout prix la fugitive.
Les trois jeunes gens, en marchant sur la pointe des pieds, prirent le chemin par lequel Ophélie était arrivée quelques heures plus tôt.
Ils aperçurent au loin, dans la sombre clarté lunaire, plusieurs constructions qui semblaient être des fermes. Ils se mirent à courir. Au détour d’un buisson, ils virent, garées dans la cour de la première bâtisse, une camionnette et une voiture. Ils tendaient l’oreille, craignant d’entendre des aboiements. Mais non, aucun chien ne se manifestait à proximité, trahissant leur présence. Leurs baskets leur permettaient de marcher dans le plus grand silence. Aucune lumière dans les maisons les plus proches, comme si elles étaient vides de tout habitant. En s’approchant, ils entendirent, parvenant de la dernière maison, de l’autre côté de l’étang, des bribes de « chansons à boire » et des airs d’accordéon : les habitants du hameau semblaient s’être regroupés là-bas pour faire la fête… Il fallait en profiter ! Les deux garçons essayèrent d’ouvrir sans succès les portes de la camionnette. Ophélie jeta un coup d’œil par les vitres de la deux-chevaux, et vit la clé sur le contact. Avec un grand sourire, elle fit signe aux deux autres. Ils sautèrent tous les trois sur les sièges de la vieille voiture, Antony au volant. Même s’il n’avait pas le permis, son père, agriculteur, lui avait appris à conduire très tôt le tracteur pour aider à la ferme. Et lui s’était exercé à conduire la 4L de la famille. « ça peut toujours servir », comme disait, avec son bon sens paysan, sa Mémé Lucie. Antony arriva facilement à démarrer la Deudeuche sous les félicitations de ses coéquipiers, et s’éloigna au plus vite des maisons. Même si la 2cv n’était pas confortable, Ophélie savait que c’était le plus beau voyage qu’elle ferait de sa vie, puisqu’il l’éloignait du Grand Maître et de ses sbires. Les odeurs d’essence dégagées par le moteur fatigué lui paraissaient plus agréables que le plus enivrant des parfums. La lune éclairait d’une lueur pâle un paysage qui paraissait presque lunaire, mais pour elle c’était l’image du paradis terrestre. Elle ne savait pas où ils allaient, mais ça n’avait aucune importance : ils roulaient, roulaient, c’était l’essentiel. Adieu l’enfermement, les odeurs d’humidité, les incantations… bonjour la Liberté !
La lettre d'Ophélie
Mon petit Papa,
J’ai disparu de ta vie, et toi de la mienne, depuis sept ans déjà, sept longues années passées avec des gens que Maman, sans états d’âme, m’a imposés. Pourquoi cette injustice ? J’ai gardé dans mon cœur, pendant tout ce temps, le souvenir de ton amour pour moi, ça m’aidait à avancer. Tu m’appelais « ma petite gazelle » lorsque tu me voyais courir dans la campagne, légère comme un papillon, tu disais que mon rire était semblable à une cascade fraîche dévalant les vallons ! Tu m’as tellement manqué, mon Papa, toi si solide, mon chêne, mon roc ! J’étais comme un oisillon perdu loin de son nid…Je ne savais plus qui j’étais, tu n’étais plus là pour m’aider à construire ma vie, pierre après pierre. Maman n’était plus « ma » maman. Elle était devenue comme une inconnue pour moi. J’avais l’impression, jour après jour, d’être face à un Tribunal qui jugeait le moindre battement de mes cils. Tous ces gens, je les détestais. Je n’avais qu’un désir, m’envoler à tire - d’ailes dès que l’occasion se présenterait. J’avais une telle soif de ressentir sur ma peau le souffle de la brise, de m’emplir les poumons de l’odeur fraîche de l’herbe mouillée après la pluie, d’entendre le murmure du vent de la liberté… Si tu savais comme c’était dur pour moi d’être confinée dans ce lieu malodorant, parmi des gens pareils à des robots, qui subissaient toutes sortes de frustrations avec l’air béat de Saints face à l’image du Christ. Parlons-en de leur « Grand Maître », celui à cause duquel j’ai été privée de l’amour maternel ! Jamais je ne leur pardonnerai, ni à lui, ni à ma mère… Je ne sais pas ce que tu es devenu depuis tout ce temps, je devine que tu as dû beaucoup me chercher, que tu étais très malheureux… Je sais que nous allons bientôt nous retrouver, mon petit Papa, et la boucle sera bouclée. Ce sera une seconde naissance pour moi.
Je vais essayer de te faire parvenir cette lettre, pourvu que tu habites toujours chez nous… Chez nous ! Ces deux mots, lorsque je les écris, réchauffent mon cœur, ce cœur semblable à une horloge arrêtée depuis longtemps et qu’on vient de remonter pour lui redonner vie… Je me suis enfuie avec deux garçons qui sont aujourd’hui mes béquilles, sans eux je n’aurais pas pu survivre. Et dans cette aventure un vrai conte de fée, notre carrosse est une vieille 2CV, la même que celle de Pépé Joseph ! C’est cette voiture qui nous offre notre indépendance aujourd’hui. Une vie libre, voilà ce que je possède à jamais !
Ta fille qui t’aime
Ophélie.
Entraves et Liberté
Ophélie était, des trois jeunes gens, celle qui était restée enfermée le plus longtemps. Les deux garçons, copains de lycée, avaient fugué ensemble en fin de classe de première, à l’âge auquel la révolte contre les parents entraîne de grosses bêtises. A vingt ans à peine, et après une fugue de quelques mois dans les sous-sols parisiens, ils venaient de passer malgré eux plus de deux ans avec la communauté. C’est au début de leur périple en deux-chevaux qu’ils avaient raconté à Ophélie comment un rabatteur du Grand Maître les avait repérés sur les quais du Métro Parisien, là où ils s’étaient rapidement réfugiés après avoir fui l’Internat du Lycée. Ils s’étaient joints par curiosité à deux ou trois personnes qui écoutaient le discours racoleur de cet homme de belle apparence, ils avaient hoché la tête pour approuver ses paroles, lui avaient souri, avaient échangé entre eux des regards complices : la perspective d’être logés et nourris gratis, de pouvoir enfin se doucher, les avait décidé à le suivre. Ils ne savaient pas que le besoin de plaire à cet inconnu les conduirait en définitive vers une restriction de leur liberté individuelle. Ils en avaient un peu assez de se cacher, de faire la manche pour manger, de se laver rarement. Etre libre, un rêve enthousiasment, mais la pénibilité de la vie de SDF leur sautait maintenant au visage. C’est ainsi qu’ils s’étaient retrouvés dans la voiture de l’homme, en route vers les montagnes vosgiennes, vers un lieu sans nom, loin de leurs familles et de la civilisation.
Leur enthousiasme du début s’était brutalement envolé lorsqu’ils avaient réalisé qu’ils étaient véritablement prisonniers, surveillés à tout moment par les gardes du corps qui gravitaient autour du « Grand Maître ». Leur situation s’avérait bien pire qu’à l’Internat de leur Lycée parisien : peu de possibilités d’échanger avec les autres jeunes, de la nourriture juste suffisante pour ne pas mourir de faim, et surtout cette obligation d’étudier des prières et des mantras qui leur faisait regretter les cours de Maths ou de Français de leur professeurs ! Et même s’ils ne voulaient pas l’avouer, ils souffraient d’être privés de leurs familles. Pour qu’on les laisse tranquilles, ils jouaient le jeu de la Communauté : c’était la seule manière de ne pas subir de réflexions ou de punitions…Comme elle était loin, cette Liberté recherchée en fuguant !
Ophélie était heureuse d’être avec ces deux copains, si forts, si courageux, qui la faisaient rire ! Il y avait tellement longtemps qu’elle n’avait pas ri, elle avait presque oublié que ça existait, le rire… Ils essayaient de se diriger vers le Midi en empruntant le plus possible des petites routes pour éviter de rencontrer des gendarmes. Antony leur prouvait jour après jour ses talents de chauffeur. Thomas prenait parfois le volant, ça ne rassurait pas la jeune fille. Il n’était pas un expert de la conduite. En outre, Ophélie ayant fait de la banquette arrière son domaine, il lui adressait constamment dans le rétroviseur des regards énamourés au lieu de se concentrer sur la route. Elle avait un véritable talent pour commenter avec humour et une note de poésie la beauté des paysages traversés, ce qui agrémentait leur voyage et les réconciliait avec la Liberté enfin retrouvée. Elle avait même composé quelques strophes à la manière de Paul Eluard pour décrire leur périple et évoquer leur amitié. Ils déclamaient tous trois ces vers à tue-tête, enthousiastes, tout en avalant les kilomètres :
« Sur les journées de souffrance
Sur l’espoir et l’insolence
Sur les rêves de nos consciences
J’écris ton nom
Sur le passé effacé
Sur la lumière éclatée
Sur l’infini espéré
J’écris ton nom
Sur les prairies les bosquets
Sur les fruits acidulés
Sur les insectes dorés
J’écris ton nom
Sur cette chaude amitié
Sur le besoin d’être aimés
Sur notre Trio sacré
J’écris ton nom
Liberté »
Ils roulaient maintenant au milieu de roches rouges impressionnantes, ils sentaient déjà l’air de la mer. Bien sûr, ils devaient s’arrêter de temps en temps pour faire la manche, avec plus ou moins de succès, mais jusqu’à maintenant ils avaient pu mettre un peu d’essence dans la voiture, et s’acheter du pain, en complément des quelques fruits cueillis sur le bord du chemin. Ils avaient l’intention de rejoindre un oncle d’Antony, qui possédait une ferme dans la vallée de la Roya. Installé là depuis sa jeunesse, il élevait des chèvres, et vendait sur les marchés de la région ses légumes bio et de délicieux petits fromages qui avaient fait sa réputation. Antony était venu deux ou trois fois les étés précédents pour l’aider, bien sûr, mais aussi pour aller se baigner parfois sur la côte avec les jeunes voisins. Il était certain qu’ils seraient bien accueillis, tous les trois, et que le brave homme les aiderait à faire un retour vers une vie plus normale, sans émettre de jugement sur leur fugue. Il servirait de lien avec leurs parents, qui seraient sans doute heureux d’avoir enfin de leurs nouvelles. Ce serait peut-être le début d’une nouvelle vie…
Libre
Voilà quelques jours que le Trio avait débarqué chez Jean-Claude, le « Tonton » comme tous avaient convenu de l’appeler. Ils se souviendraient longtemps du visage à la fois étonné et soulagé du cinquantenaire à la vue de la Deuch et de ses passagers. Il savait que son neveu avait fugué depuis presque trois ans, et que ses parents désespéraient de le revoir vivant. Et soudain, le voilà, et en bonne compagnie ! Antony avait sauté dans les bras de son oncle, les yeux brillants d’émotion. Jean-Claude n’en revenait pas de voir ce grand jeune homme, lui qui était encore un enfant lorsqu’il était venu apprendre à s’occuper des chèvres, sur les conseils avisés du Tonton, quatre ans plus tôt. Jean-Claude les avait accueillis avec sa gentillesse habituelle, mais rapidement ils avaient dû lui faire un résumé des dernières années, tellement il était curieux de tout savoir. Il leur avait fait téléphoner avant tout à leurs parents, c’était la condition sine qua non de leur hébergement chez lui. Après beaucoup d’émotion et de larmes de tous côtés, Jean-Claude avait prévenu la Gendarmerie de Breil-sur-Roya, afin que les recherches sur les jeunes gens soient abandonnées. Bien entendu, ils avaient été convoqués par les Gendarmes pour décrire en détail leur fugue, et surtout le temps passé dans la Communauté Religieuse. Ophélie en voulait à sa mère, mais elle ne souhaitait pas, cependant, lui attirer d’ennuis. Elle avait du mal à s’avouer que sa propre liberté ne pourrait exister qu’au détriment de celle de sa mère. Le Brigadier l’avait un peu rassurée lorsqu’il lui avait fait remarquer que sa mère était, elle aussi, une victime du gourou…
A la suite de leurs coups de fil, les parents - sauf Jeanne, par la force des choses – étaient venus rapidement retrouver leurs enfants. Tous ensembles, ils avaient beaucoup discuté à cœur ouvert, pour tenter de comprendre les motivations et les attentes des jeunes : pourquoi cette fugue ? Qu’espéraient-ils de la vie ? Pourquoi n’avoir pas donné de nouvelles ? Comment était leur vie au sein de la communauté ? Les questions fusaient de toute part. Les trois jeunes, tirant des leçons de leur vécu depuis l’abandon de leurs foyers respectifs, étaient certains de plusieurs choses : ils voulaient vivre libres, ensemble, se motiver pour atteindre un but commun : construire leur vie en harmonie avec la nature ! Le Tonton se mêla à la discussion : puisque Antony savait s’occuper des chèvres, il proposa aux parents d’installer les jeunes dans une grange qu’il possédait dans la montagne ; il leur cèderait un petit troupeau de ses bêtes, et leur apprendrait les bases du métier : être éleveurs de chèvres, fabriquer des fromages qui se vendaient plutôt bien sur les marchés et dans les restaurants du coin, cultiver des légumes bio… L’idée était lancée, il fallait attendre que la proposition mûrisse dans l’esprit des ex-fugueurs, et que les parents les aident financièrement, au moins pour leurs débuts. On pouvait leur faire confiance, ils avaient déjà prouvé qu’ils avaient de la volonté, qu’ils s’entendaient bien, et que la nature les attirait vraiment. Après tout, pourquoi ne pas essayer ?
- une question, Tonton : où se trouvent cette grange et le terrain que tu nous laisserais ?
- mes petits, je vous le donne en mille, à vous qui aimez la liberté plus que tout : c’est un hameau un peu plus haut dans la montagne, un lieu vraiment fait pour vous ! ça s’appelle… Libre !
Annie TIBERIO