LES ESCARPINS DE LUCIE
Publié le 23 Novembre 2021
L’amoureux de Lucie aime les escarpins.
Quelle guigne ! Lucie n’en a jamais porté de sa vie. Elle n’aime pas ça, elle. Et pourtant, la voilà vacillante devant son miroir, perchée sur dix centimètres de talons pointus, instables, malveillants. Des trucs sournois qui n’existent que pour la faire tanguer, trébucher, tomber, se ridiculiser, c’est sûr !
Comment marcher avec le petit orteil écrasé, le gros orteil asphyxié, le pied comprimé, la cheville étirée ? C’est vraiment pour lui plaire qu’elle a acheté ces instruments de torture !
Certes, elle est élégante ainsi. Sa robe rouge s’évase en douceur autour des ses genoux, ses jambes s’allongent, sa silhouette gagne en finesse. Elle se trouve belle… à condition de rester immobile ! Car dès qu’elle marche, fini l’élégance. Le pas est lourd, disgracieux. Elle a mal de partout, un début d’ampoule brûle à l’arrière du talon gauche, ‘‘l’oignon’’ du pied droit pique, le mollet tire.
Pourtant, il faudra bien en passer par là, elle le lui a promis. Elle regarde avec tendresse, avec reconnaissance, avec envie ses bonnes vieilles chaussures confortables avec leurs talons plats et leur stabilité à toute épreuve.
Soupir…
« Le besoin de plaire, première restriction de la liberté individuelle »…
La citation, sortie d’elle ne sait où, probablement ingérée au cours d’une lecture, la percute soudain. Lucie s’exclame devant son miroir :
– Mais c’est vrai ! Tout ça, c’est juste pour lui plaire, à lui, pas à moi. Serais-je en train de renoncer à mon indépendance… Quand je pense à la lettre exaltée que j’ai écrite à Chantal… Où est donc partie mon ivresse, où est ma liberté ? Sûrement pas dans ces escarpins qui m’empêchent de marcher !