ÊTRE OU PARAITRE
Publié le 29 Novembre 2021
C’est le soir. Après s’être occupée toute la journée à récolter les pommes, les poires, les figues et les pommes de terre, à les ranger dans des cageots et à servir des clients de passage, Chantal est épuisée. Après le dîner, un rapide coup d’œil sur le journal télé lui apprend que, comme d’habitude, il n’y a rien qui pourrait l’intéresser. D’humeur nostalgique, elle sort ses albums photo.
Là, elle a 20 ans. Elle était jeune, grande, mince, jolie. Un soupir s’échappe de sa poitrine. Elle tourne la page. Elle a toujours 20 ans, mais elle porte une autre robe. Qu’est-ce qu’elle avait comme vêtements, des robes, des jupes, des chemisiers, des t-shirts, des jeans et autres pantalons, des pantacourts, des bermudas, des shorts, des vestes, des pulls, des sweat-shirts, des manteaux, des parkas, des écharpes. Elle suivait tous les modes, jupes mini, jupes jusqu’aux genoux, jupes jusqu’aux chevilles, jupes plissées, elle utilisait toutes les matières, le cuir, les fausses fourrures, le cachemire, la laine, le coton, la mousseline, le velours, côtelé ou pas, le denim, la soie, le jacquard, les tissus lamés, le lin, le loden. Elle portait toutes les couleurs. Tout son argent passait dans sa garde-robe. Pire, elle était fauchée à partir du 15 du mois. Sa mère, tout en lui faisant la morale, lui donnait en douce un peu d’argent pour qu’elle puisse finir le mois. C’était honteux, humiliant, vexant, mortifiant, mais elle avait un tel besoin de plaire, de charmer, d’attirer l’attention, de surprendre, de faire des envieux, de se mettre en valeur qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Elle attendait avec impatience la sortie des nouveaux magazines de mode, les étudia attentivement pour décider de son nouveau look, de ses nouvelles acquisitions, pour être toujours branchée.
S’il lui arrivait à l’occasion – très rarement en fait – de porter des vêtements de l’année précédente, elle se sentait mal à l’aise, minable, elle avait envie de se cacher, de disparaître, d’être invisible. Elle avait l’impression que tout le monde la regardait, la jugeait, avait pitié ou se moquait d’elle.
Cette obsession de plaire lui gâchait l’existence. Elle n’avait pas les moyens de faire du ski, de jouer au tennis, de faire des voyages comme certains de ses amis. Sa belle garde-robe, elle la mettait surtout pour aller travailler, puisqu’elle n’avait pas les moyens d’aller au restaurant, au théâtre, à l’opéra, aux concerts. Parfois, mais pas trop souvent, elle pouvait se permettre un cinéma.
Un jour, un collègue de travail lui parla de sa frénésie vestimentaire. Il lui expliqua que le besoin de plaire est la première restriction de la liberté individuelle. Elle protesta vivement, mais peu à peu, en y réfléchissant davantage, elle a dû lui donner raison. C’était difficile de changer de comportement, d’abandonner cette drogue, de se trouver d’autres centres d’intérêt, d’autres valeurs, mais elle y est parvenue. Comme elle n’était plus obnubilée par son aspect physique, elle a pu s’intéresser davantage à ses amis, à ses collègues de travail, à sa famille. Elle a pu constater que tout le monde avait des problèmes, des défauts, des imperfections. En développant des rapports plus chaleureux avec son entourage, elle a pu se rendre compte que sans ses beaux vêtements, en étant habillée comme tout le monde, elle était mieux appréciée, mieux à l’aise et finalement plus heureuse.