LE CHOIX D’UNE MÈRE
Publié le 1 Octobre 2021
La liberté si précieuse pour Ophélie lui paraissait maintenant être menacée. Dans son esprit découragé et fatigué se dessinaient maintenant des souvenirs d’enfance sous forme de flashs : elle se revoyait, à l’âge de sept ou huit ans, en randonnée avec ses parents, en ce temps béni où l’harmonie régnait encore au sein du foyer. Sa mère Jeanne, si douce, avare de paroles, son père Alex toujours plein de projets et d’enthousiasme. Guidés par Alex, ils avaient souvent sillonné en famille les sentiers alpins le week-end et pendant les vacances d’été. Ophélie avait progressé dans sa connaissance de la nature et ses petites jambes s’étaient musclées et étaient devenues presque insensibles à la douleur. Peut-être était-ce grâce à cela qu’elle avait maintenant autant de résistance physique dans sa folle fuite en avant.
Pourtant, un jour tout s’était arrêté, après que Jeanne l’ait présentée à un groupe de personnes qui lui avaient paru « très bizarres ». A partir de ce moment-là, tout s’était dégradé très vite : de soudaines disputes entre ses parents pour des motifs mystérieux, une atmosphère lourde à la maison, son père souvent furieux, le visage fermé de sa mère… Ophélie se posait beaucoup de questions qu’elle n’osait pas formuler à voix haute… Que se passait-il ?
Alex s’absenta deux jours pour son travail. Juste après son départ, Jeanne déclara à sa fille : « Nous aussi, nous allons faire nos bagages ! » et elle sortit des vêtements du placard en enjoignant à Ophélie de faire la même chose. En deux heures, tout fut prêt, sans que sa mère lui fournisse la moindre explication sur sa conduite. Sur un appel téléphonique de Jeanne, une inconnue vint les chercher en voiture, et les emmena retrouver à quelques dizaines de kilomètres de là les personnes dont Ophélie avait fait la connaissance quelques semaines plus tôt. L’une de ces personnes, un homme imposant aux yeux très bleus, tout de blanc vêtu, semblait dégager un magnétisme qui anéantissait la volonté des autres individus, dont sa mère : Jeanne osait à peine lui répondre lorsqu’il s’adressait à elle. Cet homme était entouré de femmes et d’hommes qui, visiblement, le vénéraient sans retenue, en le nommant « Grand Maître », et lui adressaient des mantras et des prières inconnus d’Ophélie.
Élevée sans préceptes cultuels, l’adolescente n’avait qu’une vague idée des croyances et des rites religieux. Tout cela lui paraissait irréel… Et pourtant… L’avenir lui apprendrait qu’elle allait passer plusieurs années au milieu de ces gens, séparée de sa mère la plupart du temps, parquée pendant de longues heures avec des enfants de son âge dans une grande pièce de cette usine désaffectée. Leurs journées s’étireraient, monotones, ils apprendraient des prières et des cantiques qu’ils répéteraient plusieurs fois par jour, sans avoir le droit de se distraire ou de converser entre eux. Ils ne quitteraient presque jamais cette partie du bâtiment, sauf pour aller, à tour de rôle, frotter avec un balai-brosse et du savon noir le carrelage usé des autres pièces : ce serait là la seule activité physique autorisée. Ils ne pourraient pas sortir à l’extérieur. Les repas seraient réduits au strict minimum, bien insuffisants pour des adolescents de leur âge. Dans sa grande mansuétude, le « Grand Maître » mettrait à leur disposition deux caisses de livres choisis par lui, qui évoqueraient les beautés de la nature, œuvre divine comme il le soulignerait.
Ces livres permettraient aux garçons et aux filles de s’évader moralement, d’oublier un peu la triste vie qui serait la leur. Et encore, Ophélie, pas encore « domptée » selon les paroles de l’épouse du Grand Maître, n’aurait pas encore eu le privilège d’être sollicitée pour passer un moment avec lui, dans l’intimité de son appartement. Elle verrait de temps en temps une fille ou un garçon en larmes revenir de cette entrevue privée. Elle saurait que ce serait bientôt son tour. Pour calmer ses angoisses, elle feuilletterait des livres, emplirait ses yeux de paysages idylliques et de phrases poétiques, voyagerait en liberté loin de toute cette noirceur…