CHANGEMENT DE MÉTIER, CHANGEMENT DE VIE

Publié le 25 Octobre 2021

 

Comme tous les jours de la semaine, Chantal est assise derrière son bureau à comparer semestres, salaires, cotisations. Aujourd’hui, elle a encore plus de mal que d’habitude à se concentrer. Elle n’arrête pas de penser à une conversation qu’elle avait eu samedi dernier avec son cousin François lors du mariage de sa nièce Luise. Il l’avait entraînée à l’écart de la fête. Dans un coin tranquille du vaste jardin il lui avait proposée d’entrer dans la société dans le cadre de laquelle il exploitait un domaine agricole. C’était une société d’exploitation agricole à responsabilité limitée. Un des trois associés partait pour prendre sa retraite, et François proposait à Chantal de racheter ses parts.

Il y a quelques années, son cousin s’était converti à l’agriculture biologique. Selon lui, les débouchés pour ses produits ne manquaient pas. Il était en fait davantage maraîcher qu’agriculteur, et livrait ses légumes et ses pommes de terre à plusieurs restaurants de luxe de la Côte d’Azur. Il avait aussi l’agrément pour la vente à la ferme, et là où sa ferme était située, au bord du Var, il avait des clients réguliers, ceux qui possédaient une résidence secondaire dans l’arrière-pays niçois et qui se fournissaient en légumes lors de leurs transhumances quasi hebdomadaires. Parmi ses clients se trouvaient aussi des touristes de passage. Pour eux, et surtout pour leurs enfants, le pittoresque de la vie rurale faisait partie de leurs meilleurs souvenirs de vacances. La plupart du temps, ils ne chipotaient pas sur les prix. Bref, selon le cousin, la ferme se portait bien, loin des supermarchés le bio se vendait tout seul, ou presque.

Pour Chantal, céder à la proposition de François signifiait un bouleversement de son mode de vie, de ses habitudes. Il faudrait renoncer à son bureau bien chauffé l’hiver et climatisé l’été. Il faudrait travailler à la ferme par n’importe quel temps, effectuer un travail physique fatiguant dont elle n’avait pas l’habitude. Pareil pour le temps de travail, fini les trente-cinq heures légales. Il fallait travailler lorsque la nature ou les clients l’exigeaient. François avait cherché à la rassurer. Certes, il n’y avait pas un emploi de temps immuable, mais la vie à la ferme laissait du temps à des moments de loisirs. Surtout, avait-il insisté, nous sommes trois et on peut toujours s’arranger.

  • En fait, qui c’est, le troisième associé ? avait alors demandé Chantal.

  • C’est un ingénieur agronome, sa spécialité est l’agroécologie. Nous ne faisons donc pas n’importe quoi, les recherches dans le domaine de l’agriculture biologique sont très avancées, et c’est même l’agriculture traditionnelle qui s’en inspire et qui commence à adopter certaines pratiques qui viennent de l’agriculture bio. D’ailleurs, c’est écrit noir sur blanc sur le site du ministère de l’agriculture, avait répondu François avec fierté.

Dans son bureau bien tempéré, Chantal se remémore le moment où il lui fallait choisir un métier. Elle avait été bien jeune à l’époque, elle ne connaissait rien de la vie, elle n’avait pas de passion comme par exemple son frère, qui voulait devenir vétérinaire quoi que ça coûte. C’était peut-être aussi un peu pour ça, pour le coût des études de son frère, que toute la famille, ses parents, son frère, l’avaient poussée vers un travail dans l’administration, un travail qui n’exigeait pas des longues études. Un jour, elle avait surpris son père dire à sa mère : c’est une fille, elle va se marier. Chantal n’en veut à personne. Ce qui est fait est fait. Mais maintenant, elle avait un choix qu’elle aurait peut-être déjà eu à l’époque, mais à l’époque, les arguments de ses parents lui paraissaient pertinents, la sécurité de l’emploi, sa régularité, son confort, sa rémunération acceptable. A l’époque, elle croyait que ses parents savaient ce qui était bien pour elle, elle ne s’interrogeait pas sur la justesse de leurs conseils. Elle voulait aussi leur faire plaisir, ne pas les contrarier. De plus, habiter à la campagne, passer sa vie dehors était tellement naturel pour elle qu’elle ne réalisa pas à quel point elle aimait être en plein air, dans la nature, sentir le soleil et le vent sur sa peau. Elle ne s’imaginait pas que le monde stérile de son bureau allait la faire faner.

Mais il n’était pas trop tard ! Le jour avant, signe d’une déformation professionnelle, elle avait déjà calculé sa retraite. Même si elle allait augmenter de beaucoup moins avec sa nouvelle activité, elle devrait en toucher assez pour mener une vie décente. Chantal décroche le téléphone.

  • Je suis d’accord, dit-elle.

 

 

Rédigé par Illiola

Publié dans #Liberté

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