SANS TITRE
Publié le 26 Avril 2021
D'après une phrase tirée de Fabrice Caro : Le discours
Il avait attrapé une guitare qui traînait dans le salon, comme ça, nonchalamment, s'était accroupi dans un coin et avait commencé quelques arpèges mélancoliques, des accord mineurs, de ceux qui pénètrent le cœur sans sommation, on n'a pas le droit d’enchaîner un la mineur et un ré mineur dans une soirée où les filles sont accompagnées de leur conjoint, c'est formellement interdit par les accords de Genève, on ne peut pas.
Mais pas un d'entre nous ici présents n'étaient nés le 21 juillet 1954, pas même mon père, déjà antimilitariste ? Non je plaisante, mais il a été déclaré à l’État Civil le 21 juillet 1955 (c'est drôle jamais personne n'y a fait allusion dans la famille - je le taquinerai à l'occasion).
Soudain j'entendis Fabrice crier à Ludo « tu arrêtes de faire grincer ta fourchette dans ton assiette. Je pourrais tuer pour ça. Il y a des codes Ludo, sinon c'est le bordel. »
A deux tables de là, avec mon frère, la serveuse nous sert une cuisse de poulet mort, une pour moi, une pour mon frère. Mon frère a toujours dit que le taux de suicides serait en nette diminution le jour où la génétique permettra de produire, des poulets PAC à trois cuisses, que le premier grand traumatisme est celui du troisième enfant à qui échoit l'aile ou le blanc, généralement l'aîné. Nous n'avons pas ce problème, nous ne sommes que deux. Nous avons statistiquement, moins de chance, mon frère et moi, de nous suicider. En tout cas pas à cause du traumatisme du blanc de poulet mort.
Je me lève subitement et cours sinon je vais être en retard à l'enterrement de Philippe Manœuvre. A mon arrivée l'assistance se met en position pour cette épreuve inhumaine qu'est le serrement de main. C'est à moi. J'arrive devant la femme qui tend mécaniquement son avant-bras rigide, perpendiculaire à son corps rabougri, les yeux trempés et éteints. Je lui prends la main, nous nous regardons, je m'écroule en sanglots sur son épaule, elle me suit dans la seconde. Nous nous lançons dans un concerto de pleurs déchirants, entrecoupé des seuls mots que nous soyons capables de prononcer : c'est trop dur. Nous nous consolons mutuellement, nous nous faisons du bien. Sorte d'étreinte sexuelle morbide.
Les personnes de la famille nous regardent avec des yeux courroucés.
Je m'enfuis...
Je rentre chez moi, ferme les volets, me couche en pensant « demain sera un autre jour ».