NOTRE HÉROS
Publié le 7 Avril 2021
L’histoire de ma vie est écrite là : chaque ride est un siècle, une route par une nuit d’hiver, une source d’eau claire un matin de brume, une rencontre dans une forêt, une rupture, un cimetière, un soleil incendiaire… Là, sur le dos de la main gauche, cette ride est une cicatrice ; la mort s’est arrêtée un jour et m’a tendu une espèce de perche. Je l’ai repoussée en lui tournant le dos. Tout est simple à condition de ne pas se mettre à détourner le cours du fleuve. Mon histoire n’a ni grandeur, ni tragédie. Elle est simplement étrange. J’ai vaincu toutes les violences pour mériter la passion et être une énigme. J’ai longtemps marché dans le désert ; j’ai arpenté la nuit et apprivoisé la douleur. J’ai connu « la lucide férocité des meilleurs jours », ces jours où tout semble paisible.
En fait elle était simple ma vie ! Même si elle m’a cabossée, elle a finalement toujours été simple… J’en ai profité comme il fallait, forte de tout ce que j’avais appris et vécu dans mon enfance grandement marquée par des parents hors normes que nous enviaient tous nos copains et copines de classe.
Aujourd’hui, des années après, nous étions réunis, les frères, les sœurs, et bien sûr aussi les familles « élargies » dans la maison de nos vacances pour une petite fiesta sans aucune occasion précise, ainsi qu’ils nous en avaient habitués.
Il nous parut étrange que père ne fut plus là pour nous faire un discours après le banquet. Mais j’étais sûr qu’il eût voulu que je dise quelques mots, et c’est ce que je fis. Je parlais des devoirs qui nous incombaient : celui de nous consacrer à la tâche de devenir humains ; celui de suivre l’exemple qu’il nous avait donné à tous ; celui enfin de tempérer le progrès par une sage prudence. Je le sentais en moi qui me dictait chacune de mes phrases, et qui me suggérait les conclusions.
Ça faisait maintenant presque 30 ans qu’il avait disparu, nous laissant plus qu’orphelins, désemparés, « vides ». C’est ça, complètement vides de tout ce qu’il avait l’habitude de nous donner. Oui, il nous apprenait la vie, enfin, il nous donnait des tuyaux, jamais de directives à proprement parler, il ne voulait pas nous « façonner ». C’était à nous de forger notre futur selon avant tout nos envies mais bien sûr, il nous avait fallu quand même faire avec les imprévus, les impératifs et les empêcheurs de tourner en rond.
Il avait une fantaisie omniprésente, il était capable d’égayer n’importe quel moment par une quelconque blague, mise en scène burlesque ou simple pitrerie… Je me souviens…
Ce jour-là, malgré la chaleur, il portait un masque nègre, très haut, qui lui couvrait toute la tête. Au-dessus du crâne trônaient deux cornes enroulées sur elles-mêmes comme celles d’un bélier, et, à partir du point lacrymal, deux lignes pointillées d’un bleu presque phosphorescent descendaient, comme des larmes joyeuses, jusqu’à une barbe bariolée qui s’épanouissait en éventail. Le tout peint dans des ocres, des jaunes, des rouges lumineux ; il y avait même, à la limite du front et du couvre-chef, la sinuosité ronde et veloutée, d’un vert profond, d’un petit serpent si criant de vérité qu’on l’aurait dit en train de glisser lentement, dans un mouvement continu, autour de la tête d’Édouard, comme s’il se mordait la queue.
Voici comment il était apparu pour le déjeuner. Nous étions déjà assis sous la treille, autour de la table lourdement chargée de nos plats préférés. C’était les vacances et il nous avait rejoints la veille –enfin en congés lui aussi- dans la maison que papy lui avait laissée. On le regardait s’avancer... à la fois surpris, interrogatifs, amusés Il nous observait, même si nous ne pouvions pas vraiment croiser son regard vu ce qu’il avait sur la tête, et je suis sûre qu’il jubilait de voir nos trombines ahuries.
Maman avait levé les yeux au ciel en esquissant un demi-sourire, habituée qu’elle était à toutes ses excentricités. Non, elle n’était pas étonnée… Mais sûrement pas non plus au courant de ce qui nous valait cette dernière lubie. Nous commencions à nous agiter sur nos chaises, un peu amusés bien sûr, mais quand même pas trop rassurés. Quel était le message aujourd’hui ? Sans doute cela laissait augurer une après-midi pleine de surprises comme il savait nous en faire. Un spectacle mis en scène pour nous emmener dans des rêves les plus fous genre « Alice aux pays des merveilles », mais surtout, surtout, là, tout de suite, moi je me souviens très bien avoir pensé qu’aujourd’hui on serait tous dispensés de sieste !
Oh oui, il nous en avait donné des rêves et des joies. Jusqu’à ce jour sombre, deux étés plus tard, où, à nouveau en vacances dans la propriété familiale…
Au soir d’un jour très chaud, une brise légère commençait à frémir dans les feuilles. L’ombre montait vers le haut des collines. Sur les rives sablonneuses, les lapins s’étaient assis, immobiles, comme de petites pierres grises, sculptées. Et puis, du côté de la grand-route, un bruit de pas se fit entendre, parmi les feuilles sèches des sycomores. Furtivement, les lapins s’enfuirent vers leur gîte. Un héron guindé s’éleva lourdement et survola la rivière de son vol pesant. Toute vie cessa pendant un instant, puis deux hommes débouchèrent du sentier et s’avancèrent dans la clairière, au bord de l’eau verte.
Drôle d’heure pour une visite… et puis surtout c’étaient de parfaits inconnus. Nous regardions papa qui les regardait arriver lentement. Ils étaient habillés « en dimanche », c’est ça qui était bizarre en cette fin d’après-midi, dans cette campagne qui avait été écrasée par la chaleur toute la journée. Ils avaient demandé à parler à papa.
Nous, nous étions restés dehors et un peu plus tard, les voix qui s’échappaient des fenêtres ouvertes se sont faites plus fortes, plus insistantes. Nous ne comprenions pas grand-chose à la conversation qui ne semblait pas être du goût de papa. Sa voix était hésitante, saccadée, il avait l’air de chercher ses mots mais surtout, cette voix, nous ne la reconnaissions pas. Lui qui savait toujours se tirer de toutes les situations par un bon mot, une blague, une pirouette. Elle était faible, comme si ses poumons s’étaient brusquement vidés.
Les deux hommes sont ressortis quasiment une heure après. Le crépuscule naissant accueillit la silhouette de notre papa qui passait la porte de la maison. Il s’était subitement voûté et ses jambes tremblaient alors qu’il se rasseyait avec nous.
Et là, comme il l’avait toujours fait, il nous a parlé. Il ne nous cachait jamais rien car pour lui les conversations d’adultes pouvaient être partagées avec ses enfants, du moment qu’on a les mots justes pour leur expliquer.
Il était question d’un « projet ». Un projet qui allait détruire notre havre de paix et de bonheur, qui allait balayer la maison, le cabanon, le puits, la grange des chevreaux et qui allait même enfermer la rivière dans un canal bétonné.
Nous étions sans voix, échangeant des regards perdus, tristes, inquiets, interrogatifs.
Et moi, moi je pensais à mon sorcier de papa, tel qu’il était apparu à cette même table des années plus tôt. Il allait bien trouver quelque chose mon papa, il était trop fort. Oui, il était comme ça notre papa : « trop fort » !