A PARTIR DE QUATRE

Publié le 8 Avril 2021

Texte – 1 - Des souris et des hommes – John Steinbeck

Au soir d’un jour très chaud, une brise légère commençait à frémir dans les feuilles. L’ombre montait vers le haut des collines. Sur les rives sablonneuses, les lapins s’étaient assis, immobiles, comme de petites pierres grises, sculptées. Et puis, du côté de la grand-route, un bruit de pas se fit entendre, parmi les feuilles sèches des sycomores. Furtivement, les lapins s’enfuirent vers leur gîte. Un héron guindé s’éleva lourdement et survola la rivière de son vol pesant.

Toute vie cessa pendant un instant, puis deux hommes débouchèrent du sentier et s’avancèrent dans la clairière, au bord de l’eau verte.

 

Comme je pouvais le constater à l’œil nu, nous n’étions pas nés dans le même marigot. Je décidais de me faire discret, montais avec agilité sur la plus haute branche du sycomore géant et les observais. Deux possibilités s’offraient toujours à moi. Soit, ils me paraissaient vraiment très forts, alors prudent je les laisserai passer, soit ils étaient plus faibles et je les tuerai, la tribu me fêtera autour d’un grand festin.

Celui qui marchait en tête était grand, gros, la peau si blanche que j’apercevais ses veines bleuâtres faciles à couper pour recevoir à gros bouillon son sang dont Blanche, mon épouse, saurai faire un divin boudin. En revanche, j’étais intrigué par la multitude de petite taches brunes qui lui couvraient visages, bras et jambes, n’était-ce quelque poison chargé de le défendre des morsures. Tu manges, tu meurs, va savoir ? Il marchait d’un pas lourd, chaussé de bottes de cheval, sans le cheval, tiens donc ! Sur son chapeau à larges bords une plume de canard, sa chemise, largement échancrée sur une poitrine rousse et velue, était décorée de petites fleurs multicolores, elle tombait sur un short à grandes fleurs hawaïennes. Un jardin botanique à lui tout seul. A sa ceinture un large coutelas, à sa main un fusil automatique Kalachnikov AK-47 trop destructeur pour chasser efficacement sauf à vouloir faire son pâté sur place. Et pardessus tout l’inévitable gilet jaune, on n’est jamais trop prudent en occident.

L’autre à contrario semblait fluet dans un accoutrement tout aussi ridicule, il n’y aurait pas grand-chose à croûter sur ce celui-ci ce qui réduisait d’autant l’aspect festif du festin. Triste époque ! Une énorme loupe à la main il regardait attentivement toutes choses et je me pensais à part moi, à quoi peut bien songer un hanneton observé par un observateur observé. Je laissais là mes réflexions métaphysiques, il fallait que je compose le menu, choisisse les accompagnements, les vins, fasse le plan de table… et puis basta, j’ajustais deux flèches, Bénédicte, ma seconde épouse, se chargerait très bien de toute ces tâches ménagères. Je rentrais au village. Oh non de Diou, délicieuses ripailles, les blancs sont gens de bon goût !

 

Texte – 2 - Pourquoi j’ai mangé mon père – Roy Lewis

Il nous parut étrange que père ne fut plus là pour nous faire un discours après le banquet. Mais j’étais sûr qu’il eût voulu que je dise quelques mots, et c’est ce que je fis. Je parlais des devoirs qui nous incombaient : celui de nous consacrer à la tâche de devenir humains ; celui de suivre l’exemple qu’il nous avait donné à tous ; celui enfin de tempérer le progrès par une sage prudence. Je le sentais en moi qui me dictait chacune de mes phrases, et qui me suggérait les conclusions.

 

L’épaisse forêt impénétrable ne cessait de réserver des surprises à ceux qui osaient s’y aventurer, c’était mon terrain de jeux. Aussi ne fus-je pas particulièrement surpris de découvrir cette nouvelle tribu préhistorique dont les anciens racontaient la légende les soirs de libations. A croupeton, silencieux caché dans un maigre fourré de jasmin étoilé, je regardais ouïes grandes ouvertes ce choc des cultures.

Ils étaient assis en cercle sous ce vieux baobab. Le jeune qui les haranguait, racontait haut et fort qu’ils avaient mangé le Père pour évoluer et devenir des êtres humains modernes. Eh bé, ils avaient encore du chemin à faire… Chez nous il y a belle lurette que nous ne mangeons plus nos anciens, la peau sur les os, durs à la dent, le fumet fadasses. Nous préférons les donner aux asticots qui s’en régalent. Je prends conscience que nous sommes devenus des chasseurs bientôt civilisés et j’affirme que rien ne vaut la tendresse d’un enfant… bien dodu. Entrepreneurs par nature nous avons très vite récupéré les vers pour pêcher, même s’il faut bien l’avouer la vente du poisson couvre à peine les frais d’obsèques tant le décorum, signe de notre statut social, est aujourd’hui hors de prix. Toujours assis sur mes talons, bonjour les crampes, occupé à espionner en présentiel mes lointains cousins j’entends Bernadette ma troisième épouse murmurer : Mais que fait la police ? Elle est très chouette mais complètement hors sujet la simplette !

 

Texte – 3 - Aurevoir là-haut – Pierre Lemaître

Ce jour-là, malgré la chaleur, il portait un masque nègre, très haut, qui lui couvrait toute la tête. Au-dessus du crâne trônaient deux cornes enroulées sur elles-mêmes comme celles d’un bélier, et, à partir du point lacrymal, deux lignes pointillées d’un bleu presque phosphorescent descendaient, comme des larmes joyeuses, jusqu’à une barbe bariolée qui s’épanouissait en éventail. Le tout peint dans des ocres, des jaunes, des rouges lumineux ; il y avait même, à la limite du front et du couvre-chef, la sinuosité ronde et veloutée, d’un vert profond, d’un petit serpent si criant de vérité qu’on l’aurait dit en train de glisser lentement, dans un mouvement continu, autour de la tête d’Édouard, comme s’il se mordait la queue.

 

Quand je vous dis qu’il se passe toujours quelque chose dans mon épaisse forêt impénétrable ! Bonita, ma quatrième épouse espanique voulut mettre son grain de sel : Les Galeries Lafayette de la gnognotte… surtout depuis la mise en place du couvre-feu, plus de Japonais, plus de Chinois, plus d’Américains juste des Français un peu perdus parmi tant de rayons sans soleil. Mais revenons à nos moutons. Nous batifolions gaiement et sans y prêter attention étions entrés dans la zone rouge trop proche des territoires civilisés. Aussi ne fûmes-nous pas surpris par cette parodie de fête tribale. De plus en plus de villages abandonnaient leurs authentiques traditions pour devenir des plateaux photos, vidéos pour des touristes en mal d’exotisme. Un quart d’heure par village, huit villages par jour pendant trois jours, cinq nuits dont deux dans l’avion, démesure ! Avec l’argent gagné les plus courageux s’engageaient dans l’immigration, longue course dont tous ne revenaient pas. Et les gagnants changeaient un gigot de buffle contre une boite de corned beef, une course dans la savane contre une cavalcade dans le métro pour aller au boulot, sans même avoir le temps de faire ngollo, ngollo ! Les fous…

Cette fumeuse fête était donnée en l’honneur d’un certain Edouard le panda, si j’avais bien entendu. A son port altier on pouvait croire le bonhomme susceptible de faire de la politique, mais laquelle ? Ils sont nombreux à venir chasser sur nos terres entre deux campagnes électorales. Chercher l’inspiration ? Tue, tue ! Ça coûte portant un bras, avion déconfiné, hôtel déconfiné, restaurants déconfinés, pisteurs déconfinés, je me demande où c’est-y qu’ils trouvent-ils tout cet argent. Tu as une idée toi Benedikt chérie ma germaine épouse, mais je n’ai pas de poche ?

 

Texte – 4 - La nuit sacrée – Tahar Ben Jelloun

L’histoire de ma vie est écrite là : chaque ride est un siècle, une route par une nuit d’hiver, une source d’eau claire un matin de brume, une rencontre dans une forêt, une rupture, un cimetière, un soleil incendiaire… Là, sur le dos de la main gauche, cette ride est une cicatrice ; la mort s’est arrêtée un jour et m’a tendu une espèce de perche. Je l’ai repoussée en lui tournant le dos. Tout est simple à condition de ne pas se mettre à détourner le cours du fleuve. Mon histoire n’a ni grandeur, ni tragédie. Elle est simplement étrange. J’ai vaincu toutes les violences pour mériter la passion et être une énigme. J’ai longtemps marché dans le désert ; j’ai arpenté la nuit et apprivoisé la douleur. J’ai connu « la lucide férocité des meilleurs jours », ces jours où tout semble paisible.

 

J’éprouve toujours beaucoup de compassion pour ces vieux solitaires qui s’en vont mourir sur quelque rivage en ressassant ce que fut leur vie. Mais la vie ne se rumine pas, elle se vit au présent et se dernier bout de route appartient encore au vivant. Tu te souviens Bianca ma transalpine épouse de ces films d’antan où l’acteur n’en fin pas de mourir, où l’on peut lire dans ses yeux une ultime supplique au scénariste : s’il te plaît encore une réplique, la dernière, j’te jure !

« Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain.

Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. »

Pierre de Ronsard

Betsy ma belle new-yorkaise qui a vu la biographie de cet homme sur Netflix, rigueur historique s’abstenir, ajoute, péremptoire, en me prenant dans ses bras : ça commence maintenant !!!

Super ! Sauf que sur la plus haute branche du sycomore géant de ma forêt impénétrable on risque de se casser la gueule.

 

(…)

Rédigé par Hervé

Publié dans #Divers

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