QUATRE-QUARTS

Publié le 30 Mars 2021

 

Édouard, c’est mon frère, mon jumeau, c’est mon enfance.

Nous avons grandi à la campagne, dans la ferme de nos parents. Une enfance magnifique, avec des aventures palpitantes de la grange au grenier, des champs aux rivières, des collines aux grottes obscures. De quoi inventer des histoires extraordinaires ! Nous avions dix ans et beaucoup d’imagination.

Mais au milieu de l’été, tout s’écroula.

Au soir d’un jour très chaud, une brise légère commençait à frémir dans les feuilles. L’ombre montait vers le haut des collines. Sur les rives sablonneuses, les lapins s’étaient assis, immobiles, comme de petites pierres grises, sculptées. Et puis, du côté de la grand-route, un bruit de pas se fit entendre, parmi les feuilles sèches des sycomores. Furtivement, les lapins s’enfuirent vers leur gîte. Un héron guindé s’éleva lourdement et survola la rivière de son vol pesant. Toute vie cessa pendant un instant, puis deux hommes débouchèrent du sentier et s’avancèrent dans la clairière, au bord de l’eau verte.

(Des souris et des hommes – John Steinbeck)

Cachés dans les fourrés, nous les regardions approcher. Mon frère haletait doucement sous son déguisement.

Ce jour-là, malgré la chaleur, il portait un masque nègre, très haut, qui lui couvrait toute la tête. Au-dessus du crâne trônaient deux cornes enroulées sur elles-mêmes comme celles d’un bélier, et, à partir du point lacrymal, deux lignes pointillées d’un bleu presque phosphorescent descendaient, comme des larmes joyeuses, jusqu’à une barbe bariolée qui s’épanouissait en éventail. Le tout peint dans des ocres, des jaunes, des rouges lumineux ; il y avait même, à la limite du front et du couvre-chef, la sinuosité ronde et veloutée, d’un vert profond, d’un petit serpent si criant de vérité qu’on l’aurait dit en train de glisser lentement, dans un mouvement continu, autour de la tête d’Édouard, comme s’il se mordait la queue.

(Au-revoir là-haut – Pierre Lemaître)

Car notre histoire du jour était censée se dérouler en Afrique. Ce masque, nous l’avions déniché dans une vieille malle abandonnée au grenier. Il nous avait séduits immédiatement. Père nous avait raconté qu’il avait appartenu à une « gueule cassée » de la Grande Guerre. Mais nous l’avions vite transformé en quelque chose de plus exotique. Mon frère, auto-décrété chef de tribu, avait décidé d’initier son fidèle sujet, moi, à la chasse au lion et attribué aux lapins sauvages le rôle des lions.

L’arrivée des deux hommes, deux uniformes vert-de-gris, mitraillettes au poing, se dirigeant vers la ferme, nous fit basculer dans une réalité beaucoup plus tragique. Immobiles, nous les observions. Ils pénétrèrent dans la bâtisse. Peu après, les deux hommes repartirent en emmenant notre père menotté.

La guerre était arrivée jusque chez nous. Nous sommes rentrés à la maison, Mère pleurait dans la cuisine. Grand-père était là, assis sur sa chaise, la pipe éteinte, l’air ailleurs, le regard perdu.

Mère nous a expliqué que Père, soupçonné d’appartenir à la Résistance, avait été emprisonné.

Des mois passèrent, de rares nouvelles nous parvenaient.

Il est dans un camp près de la frontière, disait le garde-chasse.

Il va être transféré en Allemagne, disait le facteur.

Il est vivant et très fatigué, disait l’épicière. Je le sais par mon beau-frère qui travaille à la mairie.

Il nous manquait beaucoup.

Père, c’était un homme bon, il croyait à la solidarité, la bienveillance, l’empathie et nous inculquait ses valeurs lors des repas de famille. C’était sa façon de lutter contre la férocité nazie. Du moins, c’est ainsi que je le comprenais.

Cette année-là, quand Noël arriva, malgré son absence, nous fîmes une petite veillée. Un festin tout simple, avec pommes, oranges, fruits secs, lait frais, œufs coques et ce modeste quatre-quarts littéraire cuisiné par moi-même.

Il nous parut étrange que père ne fut plus là pour nous faire un discours après le banquet. Mais j’étais sûr qu’il eût voulu que je dise quelques mots, et c’est ce que je fis. Je parlais des devoirs qui nous incombaient : celui de nous consacrer à la tâche de devenir humains ; celui de suivre l’exemple qu’il nous avait donné à tous ; celui enfin de tempérer le progrès par une sage prudence. Je le sentais en moi qui me dictait chacune de mes phrases, et qui me suggérait les conclusions.

(Pourquoi j’ai mangé mon père – Roy Lewis)

Édouard m’écoutait sous son masque « africain ».

C’est un masque magique, disait-il. Le porter fera revenir Père, j’en suis sûr !

Les flammes du feu de cheminée lui donnaient raison : l’enchantement opérait, le serpent ondulait dans ses ombres mouvantes, le masque semblait s’animer pendant que, dans le crépitement de quelques brindilles, se consumaient une inquiétude triste, une attente tapie qui n’osait dire son nom.

Une attente qui prendrait fin avec les premiers mois de la nouvelle année 1945. Et la joie des retrouvailles. Le masque magique avait été à la hauteur de nos espérances !

Car une silhouette chancelante s’était matérialisée devant nous un beau matin tout blanc de givre. Père était de retour. Prisonnier dans un camp en Allemagne, il avait été libéré par l’armée soviétique et le voilà, parmi nous, maigre, sale, frigorifié, mais vivant. Il n’a pas su, pas pu, raconter l’indicible, il nous a juste dit :

L’histoire de ma vie est écrite là : chaque ride est un siècle, une route par une nuit d’hiver, une source d’eau claire un matin de brume, une rencontre dans une forêt, une rupture, un cimetière, un soleil incendiaire… Là, sur le dos de la main gauche, cette ride est une cicatrice ; la mort s’est arrêtée un jour et m’a tendu une espèce de perche. Je l’ai repoussée en lui tournant le dos. Tout est simple à condition de ne pas se mettre à détourner le cours du fleuve. Mon histoire n’a ni grandeur, ni tragédie. Elle est simplement étrange. J’ai vaincu toutes les violences pour mériter la passion et être une énigme. J’ai longtemps marché dans le désert ; j’ai arpenté la nuit et apprivoisé la douleur. J’ai connu « la lucide férocité des meilleurs jours », ces jours où tout semble paisible.

(La nuit sacrée – Tahar Ben Jelloun)

 

M.C

 

Rédigé par Mado

Publié dans #Divers

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