CHARLOTTE

Publié le 3 Mars 2021

 

-C’est où ? Bon sang !

-Mais c’est là tu ne reconnais plus ?

Je reconnais brusquement la clôture, le portail grand ouvert, le petit ruisseau.

La piste tourne. Un coup de volant, les roues de la voiture asticotent les graviers qui fouettent la carrosserie. On est arrivés. D’autres voitures sont garées. Il y a du monde.

 

Passés la porte d’entrée nous entendons distinctement le clic…clic…clic-clic de la machine à coudre. Ma cousine Chloé nous retient dans le vaste hall.

-Vous êtes les derniers, on vous attendait pour lui faire la surprise.

Tante Charlotte, quatre-vingt ans aujourd’hui, est la vieille fille de la famille.

Dieu sait si elle nous avait chouchoutés, nous ses neveux, traités comme les enfants qu’elle n’avait pas eu.

Nous étions invités dans cette maison de famille, mi ferme, mi mas en cette terre de Camargue qu’elle aimait tant, si bien qu’au décès de son père elle s’y était installée.

Chloé ouvre la porte du salon :

-Ils sont tous venus tatie !

Ma vieille tante se retourne, une main sur la machine à coudre et l’autre sur la poitrine,

-Quelle bonne surprise, entrez, entrez !

Chloé a tout prévu, petits fours sucrés, salés, macarons selon la recette de tante Charlotte, champagne…

Le brouhaha des réunions de famille s’installe.

Sur le buffet un petit cadre avec une photo. Je reconnais Charlotte jeune avec ma mère et deux autres jeunes femmes, installées sur les banquettes de la Chevrolet de grand-père, toutes apparemment en pleine forme.

C’était quoi cette photo tatie ?

Une lumière s’installe dans ses yeux. Une fraction de seconde je pense que ce sont des larmes, mais elle tend le bras pour saisir la photo.

Regarde ! Ta mère et moi, on était belles non ?

Je dois reconnaître que les quatre filles sont plutôt attirantes.

-Ton grand-père m’avait permis d’emprunter sa voiture pour enterrer la vie de jeune fille de ta mère. Alors on en avait profité avec nos amies de l’époque…

Elle n’en dira pas plus, mais je savais par ma mère qu’un amour de jeunesse avait traversé la vie de Charlotte, puis après ?

Sujet tabou dans la famille. Je ne lui pose plus de questions. Mes cousins prennent le relais avec tous ces souvenirs qu’elle a du mal à rassembler.

 

Je m’éloigne sur la terrasse, mon verre à la main et je surprends un vol de flamands roses qui surplombe le terrain. Ces grands voyageurs ne se laissent pas approcher. Malgré leur bonhomie et leur facilité à se construire un abri, on ne les sent pas apprivoisés. Ils veillent jalousement sur leur liberté. Sauf peut-être sur ces champs de l’Algarve où après un vol de plusieurs heures depuis la lointaine Afrique, fatigue aidant, ils se posent et se laissent approcher par ces paysannes qui leur apportent eau et nourriture.

Ici fiers et hautains, ils ne fréquentent que les étendues d’eau en bords de mer et les champs déserts.

A proximité du Mas, un petit enclos cultivé avec quelques poules. Voilà qu’elles sentent se réveiller en elles, je ne sais quel appel sauvage.

Elles, préoccupées habituellement par la capture d’un ver, dont l’assaut le plus vertigineux est la bordure de jardin ou le nichoir du poulailler, les voilà qui lèvent la tête vers ces seigneurs des airs et se mettent à battre des ailes, à rêver d’horizons inconnus.

La proximité de ces confrères si agiles leur fait chavirer la raison.

Les flamands ont d’autres préoccupation qui font rêver.

Eux qui connaissent les courants ascendants, les vents d’altitude qui portent sans forcer, eux qui ont la mémoire des territoires traversés, des mares où il faut descendre pour boire et se reposer, ne jettent pas un regard vers ces volatiles nourris au pied d’une cabane de jardin.

Un jour dans le silence de l’automne finissant, ils s’élèveront à l’heure qu’ils auront choisie, comme un voilier prend le large avec la marée descendante.

Ils formeront en altitude ces équipes en triangles si reconnaissables et leur géographie mémorisée les guidera vers les côtes d’Afrique pour passer l’hiver. La poule soulèvera le bec, attirée par ce froissement d’ailes, inclinera la tête sur un côté pour essayer de comprendre ce qui se passe là-haut, puis, dépassée par l’évènement, plongera sur ce grain de maïs et oubliera ses ailes inutiles.

J’aime les flamands et leur liberté.

 

La parole a été donnée à Charlotte et je l’entends raconter sa vie de couturière-ensemblière au théâtre. Elle en a créée et assemblée des robes de princesse et des tenues de Prince. Vécue toute ces années avec des designers, donné vie à des costumes dessinés ou ébauchés d’après des photos d’époque. Combien d’artistes célèbres ont fait vivre les tenues qu’elle a façonnées ?

Je l’ai toujours vue glisser avec tendresse des tissus sous l’aiguille diabolique de cette machine à coudre.

Cette machine, pour moi, c’était un mystère à l’état pur. Je voyais la bobine de fils se mettre en place par magie et se dérouler. L’aiguille mordait et fonçait à grande vitesse. Le tissu, lui, défilait et ressortait cousu, pointé ou surfilé selon la volonté de tante Charlotte. C’est la « canette » me disait-elle. Cette canette que l’on ne voyait pas et qui décidait de tout.

Dans le fond de l’atelier près des loges d’artistes, derrière les piles de lin, velours et cretonne le mannequin avec son inévitable veste en surpiqué blanc me regardait d’un sourire narquois.

L’atelier de tante Marie c’était l’atelier du mystère. J’y pénétrais toujours avec appréhension…

Pour meubler les longs après-midi des jeudis, elle me permettait de flâner sur la scène, hors répétitions. Impressionné par ce théâtre vide, peuplé de tant de fantômes. Seul face à ces fauteuils rouges, cette lumière tamisée, ces machinistes qui s’entraînaient à diverses manipulations, je ne pouvais m’empêcher de penser que tous ces applaudissements futurs étaient destinés, aussi à tante Charlotte pour ses créations…

 

Je vous avais préparé à tous un tee-shirt, au cas où… Tenez, tenez !

La réunion tire à sa fin, on s’embrasse, on lui promet de revenir la voir en dehors des anniversaires.

-Venez quand vous voulez, lance Charlotte, vous savez que vous êtes tous mes enfants !

Nous quittons la propriété. Les pneus crissent sur le gravier. Ma femme cheveux au vent s’imprègne du paysage.

-Regarde ce que je vois là !

Mon pied caresse la pédale de frein, je ralentis.

La vieille Chevrolet apparaît au bout du champ parmi les herbes folles, témoin d’une époque disparue.

Je m’arrête, descend, m’approche. Dans ma tête le ronronnement rassurant du six cylindres en ligne. Les portes de la guimbarde grincent. Une poule s’en échappe en manifestant bruyamment sa désapprobation.

Dire que c’était une si belle voiture…

Une semaine plus tard, j’apprendrais que Charlotte a eu une crise cardiaque.

A ma cousine qui s’inquiétait pour sa santé, dans sa chambre d’hôpital, elle lui aurait dit :

-Ne t’inquiète pas ! Ma vie a été belle non ?

 

Gérald IOTTI

 

Photo 1 : 4 jeunes filles dans la voiture.

 

 

 

Photo 2 : Le flamand rose.

 

 

 

Photo 3 : La salle de théâtre.

 

 

 

Photo 4 : Vieille voiture dans les champs.

 

 

 

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Rédigé par Gérald

Publié dans #Ecrire sur des photos

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