À L'OMBRE DU SYCOMORE

Publié le 30 Mars 2021

Au soir d'un jour très chaud, une brise légère commençait à frémir dans les feuilles. L'ombre montait vers le haut des collines. Sur les rives sablonneuses, les lapins s'étaient assis, immobiles, comme de petites pierres grises, sculptées. Et puis, du côté de la grand-route, un bruit de pas se fit entendre, parmi les feuilles sèches des sycomores. Furtivement, les lapins s'enfuirent vers leur gîte. Un héron guindé s'éleva lourdement et survola la rivière de son vol pesant. Toute vie cessa pendant un instant, puis deux hommes débouchèrent du sentier et s'avancèrent dans la clairière, au bord de l'eau verte.

Je les vis arriver du haut de mon observatoire. Jeune adolescent solitaire, j'aimais en effet me réfugier dans le grenier de notre vieille maison de famille isolée dans la campagne. Mon père avait choisi de s'y installer après le départ de ma mère.

Il avait choisi d'oublier en se plongeant dans une vie de lecture et d'écriture. Edouard, mon oncle et parrain, boute-en-train aussi créatif qu’imprévisible, s'était ému de ma situation. Il avait décidé de se joindre à nous pour me distraire et veiller sur moi. A travers l'oeil de boeuf, je vis que les deux hommes se dirigeaient vers la maison. Un grand black longiligne tenait à la main un objet qui brillait au soleil. Un petit gros à chapeau et lunettes noires l'accompagnait.

Mon père, absorbé devant son écran d'ordinateur à l'ombre du sycomore, leur tournait le dos.

Une menace se mêlait à l'air étouffant du soir. Je ne pouvais pas rester simple spectateur du mauvais film de série B que j'imaginais. Je descendis en courant .

Trop tard. Je me heurtai au grand black qui venait de décapiter mon père et m'entaillai la main gauche sur sa machette. Il avait l'air aussi terrifié que moi : mon oncle Edouard venait d'apparaître.

Ce jour-là, malgré la chaleur, il portait un masque nègre, très haut, qui lui couvrait toute la tête. Au-dessus du crâne trônaient deux cornes enroulées sur ellesmêmes comme celles d'un bélier, et, à partir du point lacrymal, deux lignes pointillées d'un bleu presque phosphorescent descendaient, comme des larmes joyeuses, jusqu'à une barbe bariolée qui s'épanouissait en éventail. Le tout peint dans des ocres, des jaunes, des rouges lumineux ; il y avait même, à la limite du front et du couvre-chef, la sinuosité ronde et veloutée, d'un vert profond, d'un petit serpent si criant de vérité qu'on l'aurait dit en train de glisser lentement, dans un mouvement continu, autour de la tête d'Édouard, comme s’il se mordait la queue.

Les deux assaillants s'enfuirent en hurlant au diable.

Bien sûr, il y eut enquête . Et elle révéla que les deux malfrats s'étaient trompés de cible. Mon père devint donc malgré lui le héros posthume du village dont nous dépendions. Pour une fois où il se passait quelque chose, le maire prit en charge les obsèques et organisa même, après l'inhumation au cimetière, un grand banquet.

Il nous parut étrange que père ne fut plus là pour nous faire un discours après le banquet. Mais j'étais sûr qu'il eût voulu que je dise quelques mots, et c'est ce que je fis. Je parlais des devoirs qui nous incombaient : celui de nous consacrer à la tâche de devenir humains ; celui de suivre l'exemple qu'il nous avait donné à tous ; celui enfin de tempérer le progrès par une sage prudence. Je le sentais en moi qui me dictait chacune de mes phrases, et qui me suggérait les conclusions.

Les années ont passé... Le temps d'une existence. Assis à l'ombre du sycomore, à mon tour, j'écris. Je lève les yeux et l'écran reflète mon visage.

L'histoire de ma vie est écrite là : chaque ride est un siècle, une route par une nuit d'hiver, une source d'eau claire un matin de brume, une rencontre dans une forêt, une rupture, un cimetière, un soleil incendiaire... Là, sur le dos de la main gauche, cette ride est une cicatrice ; la mort s'est arrêtée un jour et m'a tendu une espèce de perche. Je l'ai repoussée en lui tournant le dos. Tout est simple à condition de ne pas se mettre à détourner le cours du fleuve. Mon histoire n'a ni grandeur, ni tragédie. Elle est simplement étrange. J'ai vaincu toutes les violences pour mériter la passion et être une énigme. J'ai longtemps marché dans le désert ; j'ai arpenté la nuit et apprivoisé la douleur. J'ai connu « la lucide férocité des meilleurs jours » , ces jours où tout semble paisible.

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Rédigé par Brigitte M.

Publié dans #Divers

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