CAFE-CREME
Publié le 3 Janvier 2021
Un pavé dans une mare trouble..
L’oeil figé à l'affût d’une feuille d’arbre frémissante, Jean caressait le cuir ocre du fauteuil cabriolet.
Une absence soudain, envahissante.
Cet agenda grisonnant, qu'il venait de mettre au jour en rangeant. Un désir récent de trier, vider, désencombrer son espace réduit.
Tourner la page, faire un trait, ouvrir de nouveaux horizons.
Offrir un espace vierge. Rêver peut-être.
A tâtons au fond du tiroir, ses doigts curieux avaient saisi un carnet Moleskine noir, usé par le temps, et dont l'éclat terni semblait le narguer.
Le temps qui passe..
Il l'avait saisi d'une main fiévreuse.. Un coup au cœur.
Les pages noircies d'une encre fine et résolue. Son regard s'était troublé.
Il flottait maintenant à la surface d'une eau profonde.
En quête d'une bouée. Survoler, ou s'échouer.
Les pages se brouillaient à nouveau, se chevauchaient parfois.
Les balades dans le bois de Vincennes, le bois d'avant les naturistes. Le vélo sur les allées ombragées, au bord de la rivière des Minimes, sous la surveillance maternelle. Les cygnes du lac Daumesnil, majestueux, solitaires, venant picorer sur les berges d'un air hautain. Le clapotis des barques sur l'eau, près de la grotte.
Un voyage dans le temps, bardé de trous noirs, illuminé de quelques quasars.
Les séances de Monopoly dans le salon obscur.
Un sourire sur ses lèvres closes.
Ce goût de courir les yeux fermés, la nuit, au risque d'une chute...
Et les cours de lecture en cuisine, la mère comme institutrice, plus ou moins patiente.
Les pages se tournent, le manège s’accélère… Comme à la Foire du Trône. La course au trésor avec le cousin si proche... aujourd'hui disparu des radars.
Le train fantôme poursuit sa route.
Un carnet ajouré. Des trous qui se bousculent dans sa tête, en orbite autour du silence... convenu. Trou noir dont la force gravitationnelle l'entraîne au plus profond de sa conscience. Un terrain en friche.
Jean trinque face à son miroir. Un visage inconnu qui l’observe, lui sourit, l'entraîne dans une danse effrénée. À qui est cette moustache ?
Il traverse, court, s'enfuit.
Retrouver l'encre, écrire à nouveau, tracer le passé, redorer le futur.
Il caresse l'appendice pileux sur sa lèvre supérieure.
Mais qui a eu cette idée ? Pas moi en tout cas... où est le rasoir ?
Et pourquoi cette image, ce duo léger qui batifole... une femme brune élancée, joyeuse, un homme jeune au regard timide, fourbu... L'image est floue, comme une brume derrière un feu de joie, elle vacille, s'imprègne d'alcool, se déchire en un
éclair.
Ce bourdonnement dans les oreilles. Des acouphènes subits, intrusifs.
Il prend sa tête dans ses mains, la secoue pour en chasser le venin. Puis abandonne, et laisse couler ses larmes. Se laisse glisser. Une force obscure, des bribes mémorielles en flash.
Les pages arrachées. Par ses mains, frénétiques. Oublier.
Un sourire à nouveau, une flamme dans le regard. Le café des poètes. Emma est face à lui.
Dégustant patiemment sa crème préférée. Elle lui tend un parchemin ridé, la trame d’une éphémère partition. Tandis que s’élève vers ses narines un bouquet de flaveurs boisées, suaves et sauvages à la fois, le bouquet des essences perdues, ce jus amer et tendre où danse à jamais le grand cygne du Lac.