LE VERNIS

Publié le 18 Novembre 2020

 

Je suis prisonnière depuis toujours. Mon geôlier me cache aux yeux de tous, très loin dans son corps. Sa grosse voix virile écrase ma voix de femme, personne ne m'entend. Je suis prisonnière au fond d'une oubliette. Détresse et solitude pour seuls compagnons.

 

Pourtant, il m'emmène partout avec lui. Il est manœuvre. C'est un grand costaud aux bras musclés, il peut soulever deux sacs de ciment à lui tout seul. Je le regarde travailler et je pleure sur mes mains qu'il maltraite, ses mains, mes mains - je ne sais plus parfois - pleines de crevasses, aux ongles déchiquetés. Le soir, dans le silence de notre chambre, je rêve d’exister. Je peux prendre soin de moi, de lui, de nos mains que je soigne, de nos ongles que je vernis. Juste pour la nuit, pour une bouffée d'air, pour naître un instant au monde. Le lendemain matin, l'homme me muselle, ôte vernis et dentelle dont je me suis parée, m'enferme à nouveau.

 

Sur le chantier il a si peur que l'on m'aperçoive qu'il devient caricature de lui-même. Grossièreté, vulgarité… ça me fait mal. Je me terre au plus profond et j'ai honte. De lui, de moi, de notre lâcheté. Il siffle les jolies filles, leur lance des blagues lourdes et s'esclaffe avec les copains. Mais moi je sais son désespoir, son dégoût de lui-même, le regard méprisant qu'il porte sur son comportement. Comme j’aimerais qu’il me laisser apparaître, effacer l'homme pour devenir la femme qu'il est, que je suis. J’aimerais tellement le rejoindre et fusionner avec lui en une seule identité.

 

Je rêve qu’un matin, il regarde nos mains aux ongles vernis et dise :

Qu'est-ce que tu en penses, on y va comme ça ?

Oh ! Combien cette question me libérerait ! Une fenêtre de lumière ouverte sur la vie !

 

J’imagine les gars sur le chantier, les rires malveillants, les quolibets de mauvais goût et autres piques douloureuses. Mais je serai là, solide, pour lui insuffler la force. Il aurait sans doute l'envie de mentir, d'inventer un bobard quelconque du genre : c'est ma nièce de quatre ans qui m'a peinturluré, j'avais rien pour l'enlever… mais il se raviserait, comprendrait enfin qu'il est arrivé au bout du mensonge, qu'il épuise sa vie, la mienne, dans une course vaine, une chimère qui ne nous apportera jamais l'apaisement.

 

Alors, je prendrai la parole, j’expliquerai aux gars qui je suis. Ils rigoleront, penseront qu'il leur fait une blague. Mais je tiendrai bon, je leur dirai mon isolement, ma souffrance, ma prison, mon désir de devenir la femme que je suis. Puis, je me retirerai dans la cabane du chantier, je me changerai, mettrai ma belle robe rouge, mes escarpins vernis, je dénouerai mon catogan et tracerai un trait de khôl autour de mes yeux.

 

Je ressortirai de la cabane, belle et grandie. Dans le silence. Je verrai passer dans leurs yeux la surprise, le dégoût, le mépris, la pitié, la haine. L'amitié en fuite. Alors, je partirai, conquérante, sur mes talons hauts.

 

L’odeur de l’acétone dissout mon rêve et mon espoir. Pendant que je divaguais à ce qui pourrait être, l’homme, rageur, s’est acharné sur notre vernis à ongles. Jusqu’à la dernière trace. A présent, il enfile son bleu de travail, ses grosses chaussures de chantier et m’enferme à nouveau au secret, au plus profond de lui-même.

 

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Rédigé par Mado

Publié dans #Rêves

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