LA RIVIÈRE
Publié le 8 Novembre 2020
Le groupe arrive, dépose raquettes, sacs et piolets, s’installe.
-Ils ont annoncé une mauvaise météo pour aujourd’hui, dit l’un,
-Oh, tu sais, une fois sur deux ils tapent à côté, alors il faut relativiser, dit un autre.
La chaleur et le fumet provoquent un sourire sur tous les visages. On parlera du retour plus tard.
Le brouhaha s’installe.
François assis à côté de Michel ne dit rien. Il déguste la ratatouille en soufflant sur sa fourchette, apprécie vraiment.
A l’extérieur, on aperçoit par la fenêtre un rideau de pluie qui se jette sur la façade du chalet.
Cinq cent mètres plus haut, là où le vallon est resserré, la masse d’eau a gonflé. Tous les ruisseaux sont transformés en torrents violents et boueux.
Le petit barrage destiné à alimenter l’usine électrique de la vallée est à sa côte d’alerte. Il tient bon le petit barrage mais est vite débordé. Le trop plein est arraché, la piste emportée, les premiers arbres auprès du refuge couchés, charriés, déstabilisant des rochers énormes qui roulent comme des galets de plage transportés par une vague.
François se rend compte qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Il ouvre la porte, est aussitôt trempé et plaqué sur le sol. Les randonneurs se mettent à quatre pour refermer le vantail.
-On est plus en sûreté à l’intérieur, hurle Michel, il faut fermer les volets.
Comme pour le contredire, un craquement sinistre retentit et la lumière s’éteint.
Par une des fenêtres on aperçoit la terrasse en bois qui bascule, entraînant le groupe électrogène. L’eau continue de tomber par trombes successives. Le chalet semble se trouver dans le lit d’un torrent qui n’a jamais existé ici.
Les téléphones portables ne captent rien.
-Je pense au contraire que l’on doit sortir et tenter de rejoindre un point haut, lance François.
Le groupe est divisé, il y a ceux qui ne se sentent pas de crapahuter à la nuit tombante dans un environnement qui disparaît en partie sous le brouillard.
Pour mettre tout ce petit monde d’accord, le chalet bouge, une fondation a lâché.
Voilà le groupe dehors relié entre eux par une corde, aveuglé, trempé, avançant sur une zone ou n’existe plus aucun repère.
Michel sort le dernier. Il essaye de fermer porte et volets. Les bourrasques le bousculent. Les branches arrachées d’un arbre le déstabilisent. Il glisse, se sent entraîné, ne peut plus résister. Les flots se déchaînent, il cogne de la tête, se sent couler, puis remonter. Ses idées ne sont pas claires. Un bruit sourd, continu, lancinant…
Les moteurs résonnent dans les rues encaissées, les embrayages hurlent. Des portes claquent, des ordres gutturaux éructent. Des bruits de bottes, beaucoup de bottes.
La rivière, avait dit sa mère, s’ils viennent, tu ne t’occupes pas de moi, tu files et tu traverses la rivière.
Le flot le bouscule, il essaie de garder la tête hors de l’eau. Cette douleur à l’épaule et à la tête qui l’obsède. Il faut ouvrir les yeux mais tout est noir et puis ce grondement incessant…
Des personnes crient, d’autres sont emmenées de force Il lui semble reconnaître la voix d’Emilie ? Emilie, mon Dieu, elle aussi ! Et maman elle est où ?
Il faut grimper vers le col, la frontière n’est pas très loin. Ils ne sont pas postés de partout tout de même. Des coups de feu claquent. Instinctivement, il s’aplatit sur le sentier. Lorsqu’il se relève, les poignets et les genoux en sang, il ressent une douleur à la tête.
Cette douleur l’empêche de bouger. Une vague plus forte que le flot déchaîné emporte l’arbre qui le coinçait, il est plaqué contre un point dur, un rocher ? Va-t-il tenir ? Il s’accroche à un tronc qui l’a effleuré. L’eau le submerge, son pied est coincé…
Il boite, mais il avance. D’autres fugitifs l’ont rejoint. Ce sentier il le connaît de jour, mais de nuit ? Les pierres roulent, les plus âgés s’arrêtent, n’en peuvent plus. Les autres, en bas, ont été jetés dans les camions. La frontière, il faut l’atteindre coûte que coûte. L’espoir, y-a-t-il un espoir ?
Les uniformes sont là, tapis dans le noir, attendent leurs proies.
Les premiers arrivent, crient leur joie.
Des lampes s’allument, des ordres claquent comme des coups de fusils, des baïonnettes les obligent à se regrouper. Des camions attendent… Il est jeté sans ménagement, a du mal à respirer…
Subitement l’eau descend, Michel est entraîné, au loin, les rapides grondent.
Gérald IOTTI