LUCILE
Publié le 13 Mars 2020
La vie s’écoulait, tranquille et douce, pour les locataires du petit immeuble niçois « Bon Voyage ». Depuis les événements liés à l’installation énigmatique du tableau dans le hall, début 2019, chacun portait attention à son voisin, empruntait volontiers l’escalier plutôt que l’ascenseur dans l’espoir plus ou moins conscient de croiser un voisin, et, surtout, personne ne manquait d’adresser en passant un regard au tableau, un regard furtif, amical, chargé de souvenirs ou d’émotion, ou encore une observation soutenue d’un nouveau détail qui avait échappé jusqu’alors.
Peu avant Noël, la jeune Nathalie avait déménagé ses couleurs et son infographie pour se rapprocher d’Antibes où elle avait décroché un contrat de travail plus en rapport avec ses compétences. Et au premier janvier, Lucile lui avait succédé dans le petit appartement du 3°étage. Changement de style : Nathalie soignait son apparence et sa féminité, Lucile semblait ne pas s’en soucier, arborant éternelles salopettes, sweat-shirt et godillots de chantier, les pommettes roses et les ongles terreux. Elle s’était présentée comme jardinière affectée aux parcs et jardins de la ville, emploi qui la faisait lever tôt et coucher tout aussi tôt. Son travail rude en extérieur l’avait accoutumée au froid et elle semblait supporter le chauffage défaillant bien mieux que la précédente locataire.
Ses voisins du 3° la croisaient rarement en raison de ses horaires de travail. Cependant, un dimanche, elle avait engagé la conversation avec Stéphane sur le palier ; ils avaient parlé aménagement paysager ; elle avait évoqué ses rêves de transformer les Jardins Albert Premier façon Versailles, avec allées de graviers blancs bordées de buis taillé au carré, fontaines majestueuses et sculptures. Mais modernes, les sculptures, car elle voulait vivre avec son temps qui n’est plus celui de Louis XIV. Stéphane était resté pensif et séduit par ce petit brin de femme très nature, un rien bourrue peut-être, mais à la sensibilité artistique.
De fil en aiguille, la conversation avait dérivé sur la sculpture dont Lucile parlait avec enthousiasme. Ils s’étaient découvert un penchant commun pour les œuvres contemporaines, figuratives ou non. Et ils avaient convenu d’écrire un courrier au syndic pour demander l’installation d’une statue dans le hall ; Lucile très inspirée devait en faire un brouillon.
Nice, le …
Les locataires de l’immeuble Bon Voyage
à Syndic…
Madame, Monsieur,
Ce courrier n’est pas une réclamation et je vous prie de bien vouloir à y apporter toute votre attention.
J’ai emménagé au début de cette année au 3° étage de ce petit immeuble niçois sans prétention où il fait bon vivre. Dès mon arrivée j’ai pu apprécier les attentions à mon égard des autres locataires et du gardien lui-même. Je me suis sentie accueillie en raison de la gentillesse des occupants, de la propreté et de la décoration des locaux communs. Et la présence du tableau dans le hall n’y est pas pour rien ! Mes voisins m’ont raconté son histoire mouvementée qui a si bien favorisé les bonnes relations entre locataires.
Aussi je vous propose de réitérer l’expérience avec une autre forme d’art, la sculpture. Si la peinture s’adresse au regard, la sculpture, elle, est une expérience multi sensorielle, sollicitant le regard dans le mouvement, le toucher, voire l’odorat selon la matière ou encore l’ouïe pour certaines œuvres contemporaines.
Je vous propose d’installer dans le hall de l’immeuble Bon Voyage une réplique en taille réduite de la sculpture « Le nomade » créée par Jaume Plensa.
Vous n’êtes pas sans savoir que la Ville de Nice a acquis des œuvres de ce plasticien pour orner majestueusement la Place Masséna.
Dans le cadre de mon activité professionnelle aux espaces verts métropolitains, je côtoie les projets d’aménagement des Jardins Albert Premier qui, à ma connaissance, incluent l’installation de sculptures modernes en complément de l’Arc Monumental de Venet.
Dans ce contexte, la mise en place d’une sculpture de Jaume Plensa dans l’immeuble Bon Voyage ne pourrait que renforcer l’image de votre syndic auprès des autorités locales.
Je joins à ce courrier une photographie de l’œuvre originale exposée à Antibes et reste à votre disposition pour exposer ce projet plus en détail et débattre des modalités pratiques.
Confiante en la faveur que rencontrera ma proposition, je vous prie de croire, Madame, Monsieur…
Signé Pour les locataires de Bon Voyage, Lucile…
Stéphane en restait coi, décontenancé par l’écriture de ce petit brin de femme sans prétention. Il entreprit une relecture plus soutenue. Assurément, lui-même n’aurait pas formulé les choses ainsi. Et il aurait banni le « je » au profit d’un « nous » collectif, sans doute plus persuasif à son avis mais dont il doutait maintenant de la véracité. Au terme de sa troisième lecture, enfin convaincu, il félicita Lucile pour l’habileté de sa plume et l’encouragea à transmettre le courrier en l’état. La jeune femme, touchée par le compliment, reconnut son penchant pour l’écriture et précisa qu’elle fréquentait assidûment un atelier d’écriture dans le quartier.
Quelques jours plus tard, la réponse du syndic fut affichée à la loge du gardien, malheureusement négative en raison de contraintes budgétaires. Le courrier ménageait toutefois une ouverture en évoquant la possibilité d’acquérir une petite sculpture de production industrielle à choisir parmi trois photographies jointes.
Le syndic, soucieux d’entretenir les bonnes relations de voisinage dans l’immeuble, proposait un concours de nouvelles parmi les locataires pour élire la sculpture qui trônerait dans le hall.
Lucile, surmontant sa déception et sa timidité, rendit visite à chacun des locataires pour promouvoir le projet et les convaincre de participer au concours. Bien décidée à remporter le prix, en raison de son appétence pour l’écriture de nouvelles, elle posa un jour de congé et s’attela à la tâche.
Remontons dans le temps ; oh ! pas si loin, juste quelques années en arrière.
Souvenez-vous : Nice, son Paillon couvert et recouvert d’une horrible construction aussi austère qu’un building soviétique, abritant une sinistre gare routière délabrée. A la nuit, un repaire de marginaux de tous poils partageant l’espace avec des animaux de tous poils, rongeurs divers devenus les proies faciles d’une nuée de félins sauvages.
Un beau jour, il fut décidé la destruction de l’édifice au profit d’un vaste espace paysagé, la Coulée Verte, présentée comme un véritable poumon au cœur de la ville. Les travaux de démolition et de déblaiement révélèrent bientôt à la population ébahie une nouvelle perspective sur la ville et certains de ses monuments aussi bien classiques que modernes comme le Théatre de Nice ou le Lycée Masséna.
Puis ce fut la mise en place des espaces délimités par de larges allées aux courbes harmonieuses faites d’un dallage précieux importé d’Italie, et l’apport massif de terre végétale.
Restait alors à réaliser semis et plantations des multiples végétaux représentatifs de la flore méditerranéenne. L’ampleur du chantier nécessitait une cohorte de jardiniers : la commune recruta en masse. La préférence était donnée aux professionnels de la région mais il fallut faire face à la pénurie de candidatures et c’est ainsi qu’un jardinier auvergnat fut embauché.
Autant l’avouer tout net, il ne fut pas accueilli à bras ouverts par ses collègues autochtones, passablement chauvins, et il fut l’objet de bien des quolibets principalement en raison de son accent. Si le niçois a l’accent chantant, l’auvergnat a l’accent chuintant.
Mais notre jardinier n’en avait cure et il continuait son bonhomme de chemin, semant, plantant et taillant avec assiduité et compétence. Il s’était même pris d’une affection particulière pour un buisson dense qu’il devait sculpter en forme animale.
Vint enfin le jour de l’inauguration de la majestueuse Coulée Verte, cérémonie en grandes pompes rassemblant tout le gratin niçois et régional. Après les discours d’usage, tout ce petit monde s’adonna à une courte promenade exploratoire. Le personnel technique au grand complet était réparti sur le parcours, prêt à répondre aux questions des officiels. Quand le groupe fit halte devant le buisson sculpté en forme de chat et son géniteur, le Maire engagea la conversation :
« Bonjour, ça va ?
- Oui, merchi, cha va bien.
- Alors, ça pousse…
- Oh ! Oui ! cha pouche ! Et cha fleurit ! »
S’ensuivit une hilarité générale et un fou-rire du Maire qui ne pouvait s’empêcher de répéter « cha fleuri, cha fleuri ».
Et c’est ainsi que le buisson sculpté fit baptisé, qu’il devint l’emblème de la ville et que les boutiques touristiques exposent maintenant des répliques diverses du « chat fleuri ».
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Les aventures de Nathalie, l'ancienne locataire de cet appartement en 2019 sont ici :