VICTORINE
Publié le 7 Janvier 2020
Il a douze ans, pas un poil au menton. En ce temps-là l’ascenseur n’existait pas, il prenait l’escalier, haut lieu de convivialité où les locataires échangeaient quelques propos légers sur le temps, toujours pourri, la hausse du prix des pommes de terre, mais ça finira quand, ou encore cette foutue ampoule du troisième, il faudra une chute mortelle pour qu’il la remplace. Lui, il la guette, quand il l’aperçoit il se précipite, dégringole les marches pour être certain de la croiser à la pleine lumière du second, son amoureuse, la belle Victorine. Souvent il rêve qu’elle s’arrête stupéfaite, le prend dans ses bras, l’entraîne vers son nid d’amour, son studio sous les combles, le studio de la Victorine.
Il a vingt ans, métallo chez Renault en congés mal payés, il tournicote dans Nice au volant de sa quatre chevaux, il rêvasse, tout est beau ici, du bleu intense, du vert violent, qu’est-ce qu’il fout à Boulogne-Billancourt dans le gris sous la pluie. Soudain, il pile. Devant le capot une arche imposante, au fronton « Studios de la Victorine ». Bravo, elle a réussi, pense-t-il, il y a maintenant un « s » à studio. Curieux, il entre…
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Alors, tu me le donnes ton scénario ?
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Deux virgules à intervertir et tu pourras le lire. Que pense-tu du synopsis ?
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Un mélo à l’eau de rose. Où prévoies-tu de tourner ?
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Un, mon public aime ça, tous mes films cartonnent. Deux, aux studios de la Victorine évidemment.
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A Nice ? Mais cela va me coûter un pognon de dingue.
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Ceux sont de bons professionnels, tu raccourciras le temps de tournage.
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Celle-là d’histoire, je crois l’avoir entendu de la bouche de tous les metteurs en scène, de tous les scénaristes avec lesquels j’ai travaillé !
Depuis lundi nous tournons en intérieur les scènes dans l’escalier. Menuisiers, éclairagistes, décorateurs, patineurs ont fait un travail formidable. Le réalisme me trouble, je replonge en enfance, mon cœur bat la chamade quand j’entends des pas monter, si Victorine m’apparaissait… La magie du cinéma.
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Stop ! On arrête tout. On plie bagage, ordre de grève générale !
Abasourdi, je regarde le réalisateur qui tourne la tête vers le producteur éberlué.
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Camarades, réunion de suite dans le local de l’intersyndicale.
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Réunion immédiate dans mon bureau, éructe le producteur.
Nous nous retrouvons dans le magnifique bureau d’angle de la villa Rex Ingram qui fut celui de Victor Masséna, 3ème duc de Rivoli et 5ème prince d'Essling, descendant du maréchal Masséna. Debout près de la fenêtre, je sirote un whisky on the rocks. Le temps est magnifique, le ciel uniformément bleu roi, la mer d’un gris d’argent scintille au loin... probablement là que les dieux conservent leurs diamants... quel pays extraordinaire !
Le producteur me tire de ma rêverie.
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Qui sait quoi ? Je n’ai plus vu de mouvements sociaux dans le cinéma depuis le joli mois de mai soixante-huit.
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Ils ont essayé de m’embringuer, répond la secrétaire de direction.
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Et ? Qui est le leader ?
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Pas simple de vous répondre. J’en connais au moins cinq. Victorine, l’habilleuse, est la plus radicale.
Victorine, Victorine, je t’adorais obsession sentimentale de mon adolescence, ne devient pas malédiction de mon âge adulte. Victorine, comment peut-on appeler sa fille Victorine, ridicule.
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Elle est suivie de près par Pierre-Henri, le coiffeur.
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Pierre-Henri ? Il vient de se faire jeter par son minet, son orgueil en a pris un coup, il doit vouloir retrouver son honneur perdu le travelo.
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Et puis, et puis, on avance, on avance.
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Marcel, le chef mécanicien fort en gueule, avec lui nous devrions pouvoir nous entendre. Enfin Christian l’éclairagiste et Mireille la costumière, ces deux-là suivront Marcel, aucune personnalité.
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Eh bien voilà, le vrai problème est Victorine. Quelle mouche t’a piqué pour exiger de tourner ici ?
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La nostalgie peut-être bien, et puis c’est le titre que nous avons prévu de donner au film, non ?
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Christine, priez donc Madame Victorine de venir nous présenter son cahier de revendications. Mais je veux être clair, s’il s’agit d’une augmentation des salaires, je n’accepterai pas plus de trente pour cent. Je n’en démordrai pas !
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Monsieur, le restaurant Studio de la Victorine nous appelle, le cuisinier va partir, il est aux trente-cinq heures, pas à la disposition de la production H vingt-quatre sept sur sept.
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Compliqué de travailler dans le midi, en plus je suis sûr qu’ils ne travaillent pas le dimanche. Comment je vais tenir mon budget moi !
Notre table est dressée à l’ombre d’un olivier noueux plus que centenaire. Comment peut-on fréquenter la cantine de l’usine Renault de Boulogne-Billancourt quand il existe de tels lieux ? Incompréhensible...
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Christine, commandez un repas léger, un après-midi de négociations nous attend.
Chère Christine, en entrée, poivrons à l’huile de truffe blanche, petits farcis à la niçoise suivis par une jolie daurade aux yeux bleus pêchée le matin même. Je me laisse tenter par une assiettée de daube avec ses gnocchis baignant dans sa sauce épaisse, un mesclun fondant croquant, un petit chèvre de Sospel, une part de tarte à la confiture des cerises du jardin, le tout arrosé par un chatoyant rosé de Bellet. Comme il nous est recommandé de rester alertes, je finis par un café fort et gourmand, j’adore les mignardises.
Il est bien seize heures trente quand nous regagnons d’un pied lourd le bureau du producteur pour une concertation avec nos partenaires sociaux. Avec tout le respect dû à nos hautes fonctions, Christine nous apprend que Pierre-Henri est parti à un rendez-vous coquin, Marcel et Christian à la pêche aux encornets, obligé c’est la saison, Mireille chercher ses enfants à la sortie de l’école.
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Déjà, partis, tous ! Mais comment je vais faire pour tenir mon budget !
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Ils sont en grève Monsieur !
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Victorine, Madame Victorine, est-elle encore là ? éructe le producteur.
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Oui Monsieur, elle attend dans la salle d’attente depuis quatorze heures.
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C’est fait pour ça une salle d’attente, non ? Faites entrer l’accusée.
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Oh ! s’insurge Christine subitement toute pâlotte.
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Je rigole Christine, je rigole pour ne pas pleurer devant mon déficit budgétaire.
Déboule dans le bureau une petite boule de nerf, brune de peau, noire de cheveux dressée sur des jambes arquées.
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Inadmissible Monsieur le producteur, inadmissible de faire attendre aussi longtemps un représentant des travailleuses et travailleurs toutes catégories socio-professionnelles confondues Nous avons fait le bilan…
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Bien sûr, bien sûr, l’interrompt patelin le producteur, ensemble nous allons explorer les voies d’un compromis rapide.
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Jamais, pas de compromis !
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Mon amie détendez-vous, conditions de travail, temps partiels subis, fins de carrière, tout est négociable.
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Rien à négocier, amplifier la mobilisation et la grève pour gagner !
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Mais enfin, soyez raisonnable, les travailleuses et travailleurs, comme vous dites, on besoin de revenus pour vivre.
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Pas besoin, la caisse de solidarité envers les grévistes y pourvoira.
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A propos, vous ne m’avez pas dit qu’elle est votre revendication, si c’est un problème de salaire, je peux faire un effort conséquent, trois pour cent d’augmentation immédiate et une prime de vingt euros à la fin du tournage. Pas mal, hein ?
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Rien à foutre !
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Alors c’est quoi votre p….. de revendication ?
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Nous n’acceptons plus de travailler les jours de beau temps !
Magie du cinéma, estomac gargouillant, œil baignant dans le rosé de Bellet, j’observe. Elle est où ma Victorine, elle est où ?