REPRISE À 15 HEURES

Publié le 27 Novembre 2019

Dans la pénombre du studio, l’équipe technique s’affaire aux derniers réglages. Le décor est en place, les mouvements de caméras repérés ; reste à ajuster les lumières.

Jean regagne sa loge rudimentaire aménagée dans un recoin du studio pour se mettre en condition avant le tournage. Il répète mentalement ses répliques. Non, mon petit Jean, pas tout bas ; à voix haute, sinon ça ne vaut pas. Jean se cale au mieux dans son ‘pliant de star’ et ferme les yeux pour mieux se concentrer, malgré la rumeur du plateau chargé d’invectives et de noms d’oiseaux. Mais on frappe à sa loge. Merde ! On ne peut donc jamais avoir la paix, ici ! Si c’est encore cet emmerdeur d’éclairagiste et ses problèmes de reflets sur ma tignasse, je te me le…

« Ah ! Sophie ; c’est vous… Une petite beauté avant les sunlights ? Mais je vous en prie, entrez donc… ».

 

Jean offre sa chevelure aux mains expertes de la coiffeuse et laisse son esprit vagabonder à son gré. Scène 2. Le baiser. On plutôt l’étreinte infinie ponctuée d’un tout petit baiser riquiqui ! A quoi ça rime cette scène ? Où est-ce qu’ils ont vu une scène d’amour comme ça, les ploucs du scénario ? On ne tourne pas un remake de « In the moon for love », à ce que je sache ! On est dans l’action, ici ; de la vraie, avec des biscotos et ce qu’il faut de machisme ; et des filles à faire chavirer le spectateur. Tu crois qu’il va chavirer le cœur du spectateur devant une étreinte chaste de 5 minutes ? Et pendant ces 5 minutes, je fais quoi, moi, de mes bras ? Non, moi, je verrais plutôt un baiser de 5 minutes, un fougueux, en gros plan, avec langue et moustache… Ouais, et ça serait pas désagréable de lui coller le baiser de sa vie à la jeune bombette qui n’a encore rien vu…

« S’il vous plaît, Monsieur Jean, cessez de vous agiter, je vais finir par rater votre mèche.

  • Oui, oui, Sophie ; pardonnez-moi. Je rêvassais… »

Le haut-parleur de plateau couvre soudain la voix du comédien :

« Interruption ! Interruption. Problème technique de lumières. Reprise à 15 heures. Tout le monde reste sur place, en silence. Et on ne touche à rien ! Merci »

Et merde ! 2 heures à tuer, maintenant. Ah ! Je te jure, les petits budgets…

 

Jean quitte sa loge, fin prêt pour le tournage et résigné à patienter. Il fait les cent pas dans le capharnaüm du studio, attentif à ne rien bousculer et à ne pas trébucher sur les innombrables accessoires et câbles électriques au sol. Inconsciemment, il se dirige vers le décor de la salle à manger, éclairé, d’où lui proviennent des sons feutrés. Il s’approche et jette un regard discret à travers les persiennes entrouvertes. Quatre figurants tapent la belote pour tuer le temps, sans bruit, mais avec une gestuelle théâtrale : les mains s’envolent, les cartes volent, sont projetées sur la table, les visages s’invectivent, les bouches articulent et apostrophent en silence. Merde alors ! Marius ! Ils refont la scène des cartes ! En muet !

Rédigé par Benoît

Publié dans #Cinéma

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article