UNE BELLE ARDOISE
Publié le 22 Octobre 2019
Le silence envahit soudain le plateau. Lumières et cadrages sont au point. Toute l’équipe est prête à tourner. Toute l’équipe, oui. Les acteurs, bien entendu, et aussi les machinistes, éclairagistes, ‘ingé-son’ et autres perchman sans oublier nous autres, que le vocabulaire usuel relègue au rang d’accessoires, mais sans qui, croyez-moi, la magie ne pourrait se produire.
Le chef-machiniste m’agrippe, me griffonne à la craie quelques signes codés dans le dos, m’ouvre grand la gueule et m’intercale subrepticement entre caméra et décor de la scène. Ça, c’est mon petit frisson quotidien, même après toutes ces années. J’en avais tant rêvé, quand je prenais forme sur l’établi du menuisier ! Honnêtement, qui n’a jamais été tenté de s’imposer devant la caméra, comme ça, juste pour rire ou pour faire la vedette ? Observez donc l’arrière-plan des reportages télévisés en extérieur : comme ils se pressent, tous ces humains, pour envoyer un coucou au public !
Et bien, pour moi, voyez-vous, c’est mon quotidien, ça, apparaître furtivement en surimpression. Et après la formule magique traditionnelle, je claque des dents bien fort, disparais comme j’étais venu et la magie peut opérer.
A mes débuts, je claquais d’un ‘clap’ propre et net, le signal idéal pour caler la synchronisation de la bande-son au montage. Mais aujourd’hui, je dois bien reconnaître que je me fais vieux, mes dents se sont un peu élimées à l’usage et ma mâchoire émet parfois un petit grincement de porte rouillée ; j’aurais juste besoin d’un peu d’huile mais personne n’y songe. Ah ! ça, c’est certain, si la vedette du jour a un tantinet soif, tout ce petit monde se précipite et se coupe en quatre pour lui offrir eau, thé, coca, ballon de rouge ou whisky, selon ses caprices. Moi, tout ce que je demande c’est un peu d’huile mais personne ne m’écoute ; c’est comme ça au rang des accessoires.
Je pourrais vous en conter sur le cinéma ; j’en ai tant vu, tant entendu, tant vécu. Je pourrais vous dire le claquiste débutant qui bafouille l’incantation et laisse choir maladroitement le clap, je pourrais vous parler de l’acteur indélicat qui me colle son chewing-gum entre les dents avant d’entrer dans le champ, ou encore le réalisateur colérique qui hurle son Coupez ! avant même la fin de la formule magique.
Mais voyez-vous, je me sens vieux et bientôt au bout du rouleau, je suis maintenant tout rafistolé, je sais bien que je finirai prochainement enfoui sur une étagère sombre du magasin général, une étiquette numérotée me clouant définitivement le bec. Tant pis ; je l’accepte ; c’est mon karma.
Mon grand regret restera d’avoir été si souvent filmé et jamais montré, toujours coupé au montage.
Allez, ciao, les ingrats du cinéma, je vais tirer ma révérence sans cérémonie, c’est mon destin d’accessoire, mais je vous aurai fait part de ma vie d’humilié.
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Ce que ce clap ne pouvait savoir, quand il a jeté sa bouteille à la mer, c’est que les studios ont définitivement fermé après cet ultime tournage, et qu’il trône maintenant pour l’éternité derrière une vitrine du musée au-dessus d’une belle étiquette dorée « Dernier clap utilisé aux studios de la Victorine ».