UN VISITEUR UN PEU ENCOMBRANT

Publié le 14 Octobre 2019

Ce qui m’arrive est à peine croyable ! Jusqu’ici, je coulais des jours tranquilles dans ce bel appartement de Manhattan. Je faisais partie des meubles, pourrait-on dire et du décor plutôt chic et luxueux de cette grande pièce aux larges baies vitrées. Contrairement à la plupart de mes semblables, je ne servais pas à entasser toutes sortes d’objets que l’on veut cacher à la vue des visiteurs et que l’on se promet de ranger un jour ou l’autre. J’étais quasiment vide. J’étais là pour la qualité de mon bois, le raffinement de mes ferrures, mon volume en harmonie avec l’ensemble de la pièce. Recouvert d’un joli tissu qui servait parfois de nappe, j’accueillais cocktails, apéritifs et autres collations auxquels étaient conviés des invités élégants, courtois et discrets ; parfois aussi on déposait des boîtes à cigares, des cendriers, des briquets, même plus rarement des clés ou autres bricoles ordinaires dont on vidait ses poches et que je n’appréciais guère, car elles me semblaient trop triviales pour moi.

 

Mais ce soir, mon destin a basculé. Brandon a invité Philip et David, ses camarades d’université et a réussi à persuader Philip qu’ils pouvaient commettre le crime parfait en assassinant David. Ils l’ont étranglé avec une corde, une scène atroce. En outre, il s’agit d’un acte parfaitement gratuit, destiné à mettre en pratique les enseignements de leur professeur de philosophie et à gagner ses faveurs. Brandon a voulu illustrer la théorie nietzschéenne du surhomme qui reconnaît aux êtres supérieurs, dont bien sûr il pense faire partie, le droit de tuer les êtres inférieurs, dont David lui apparaît comme un représentant. Philip, fasciné par Brandon, n’a pu faire autrement que s’associer à cette exécution.

 

Que faire du corps ? J’ai tout de suite compris : j’étais la cache idéale, personne ne viendrait y chercher David. Le corps a lourdement chuté et mon couvercle a été hâtivement refermé. Je me sentais vraiment mal à l’aise d’être impliqué dans cette macabre affaire, comme si j’étais complice de ce crime horrible. Dès lors je n’ai souhaité qu’une chose : que l’on ouvre mon couvercle et découvre la vérité. En aucun cas je ne voulais être associé à cette sinistre entreprise.

 

Mais je n’étais pas au bout de mes peines : Brandon, dans son scénario diabolique, avait décidé d’inviter à un cocktail les parents de David, sa fiancée, ses amis et bien sûr, le professeur de philosophie. Ils ont remis la nappe et disposé verres en cristal, assiettes en porcelaine, couverts en argent, car tout devait être parfait pour cette soirée exceptionnelle. Je me sentais de plus en plus mal.

 

La mère de David s’est brièvement inquiétée de l’absence de son fils, mais Brandon a aussitôt trouvé les mots pour la rassurer, en apparence du moins, évoquant quelque obligation qui le retenait à l’université.

 

Tout le monde semble jouer un rôle dans une mauvaise comédie. On boit, on grignote, on papote, mais le cœur n’y est pas. L’ombre du doute plane sur la petite assemblée. Brandon, pervers cynique, est sûr de lui et de son acte et ne montre aucun signe d’inquiétude ou d’agitation. Philip, c’est autre chose. Beaucoup plus fragile, visiblement dominé par Brandon, je dirais même soumis à son emprise, il est bourré de remords, rongé par la culpabilité. Très nerveux, il a du mal à cacher la panique qui le saisit par moments. Brandon, très volubile, circule parmi les invités, sert à boire, passe les assiettes garnies de petits fours, ose même quelques plaisanteries. Philip est plus taciturne et réussit à grand peine à se donner une contenance.

 

La soirée s’étire. Je sens qu’il va se passer quelque chose, je ne sais pas quoi, mais la situation va se retourner, j’en ai la conviction. Certains invités sont déjà partis. On commence à débarrasser. Bientôt, on va enlever la nappe. Le professeur –lui, bien sûr- semble se douter de quelque chose. J’attends.

 

 

Rédigé par Monique

Publié dans #Cinéma

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