DEUX PATTES QUI NE COURRONT PLUS
Publié le 2 Octobre 2019
J’attendais, les portières béantes, de recevoir les sacs, valises et autres objets nécessaires en vacances, tant sur les sièges arrière que dans mon petit coffre. Mon chauffeur, que dis-je, mon maître, mon « Maréchal », est arrivé, appareil photo en bandoulière et avec l’aide de la voisine, le tout fut vite rangé.
Il a enclenché la vitesse et nous voilà partis, insouciants et rapides à travers les rues de Paris désertes à cette heure-ci. Quelques pâtés de maisons plus loin, j’ai senti dans mon arrière-train une poussée irrésistible qui m’a propulsée dans un fatras de meubles déposés par une entreprise de déménagement.
En moins de temps qu’il n’en faut pour que je reprenne mes esprits, je me suis ouverte comme une moule sous la chaleur, ou plus prosaïquement, comme un nénuphar flottant dans la mare d’un jardin japonais. Enfin non, la scène n’était pas silencieuse, un peu comme si tous les pétards du paquet de papillotes s’étaient déclenchés en même temps, faisant sauter tous les emballages des chocolats.
J’avais triste mine.
Ma loupiote avant traînait par terre, semblable à un œil de verre sorti de son orbite.
Mes quatre portières me rappelaient cette saynète de gamine en cours de récréation : « Je t’aime, un peu, beaucoup, passionnément… »
Le capot était effondré et ne cherchait plus du tout à cacher quoi que ce soit.
Mon état n’était pas brillant.
Et mon « Maréchal », au milieu de ces morceaux, tenait fermement dans sa main gauche mon volant, brutalement sorti de son axe. La bouche ouverte, il ne semblait pas bien réaliser.
Je ne sais toujours pas à quoi il pensait à ce moment-là : aux vacances foutues ? au malus de son assurance auto ? ou bien aux ennuis qui allaient commencer dès que le tout petit bonhomme au chapeau de charlot lui aurait adressé la parole ?...
En tout cas, ce qui est sûr, c’est que je vais marcher beaucoup moins bien, forcément…
***
Et puis... Deux Pattes merveilleuses...
Je n’en croyais pas mon œil (celui qui me restait).
Mon maître, mon « Maréchal » était en train de traiter avec le petit bonhomme en noir au chapeau de Charlot, il avait même empoché sa carte de visite ! Quel ingrat ! Quand je pense à tous ces bons et loyaux services que je lui ai rendus.
Je ressassais ma rancœur lorsque j’ai entendu un petit « Psiiitttt » assez long. Oh là là ! Ça continue, un de mes pneus qui se dégonfle. Mais non, en fait le bruit s’arrêtait, revenait, s’arrêtait… Comme si quelqu’un essayait d’attirer l’attention.
Intriguée, je regarde au fond de la salle, c’était assez noir, juste la lueur de l’écran éclairait quelques têtes. J’aperçois un homme qui me faisait des grands signes me faisant comprendre de le rejoindre. « J’aimerais bien mais… suis pas trop en état en fait ». Et puis, cette personne qui se lève, traverse l’écran et entreprends de rassembler tous mes morceaux.
« Tu vas voir » me dit-elle.
« Oh ! Au point où j’en suis, je risque plus grand chose… »
Je me laissais faire, docile.
Il a rapporté tous mes morceaux dans son garage, il y en avait même sur la pelouse. Puis il s’est présenté : « Charly. Mécano, bricoleur, décorateur, passionné. Je vais faire quelque chose de toi ».
Ça a duré des mois, il a tout réparé, tout remonté, il m’a parée de belles couleurs, fait briller le peu de chromes que j’avais. Ses amis venaient régulièrement voir l’avancée des travaux, ça discutait ferme. Ils donnaient leur avis, ils avaient tous l’air de bien me connaître. Parfois je les entendais parler de « la virée ». Ils félicitaient Charly. Ils tapotaient ma carrosserie, caressaient ma capote, effleuraient mes ailes… Je me sentais belle, enviée… J’étais flattée.
Et puis un matin, Charly est descendu avec un petit sac (rien à voir avec le barda de Maréchal) et il m’a dit « on y va, tu es prête ! ». Il enclenche la première en tirant à lui mon fameux levier de vitesse. Un tour sur la pelouse et en atteignant le portail, j’ai vu dans la rue des dizaines de « petites sœurs », des « deux pattes » comme moi, bichonnées, heureuses, merveilleuses… Un rassemblement de fans de ce modèle de la marque aux chevrons. Je les ai suivis, et puis ils m’ont laissée passer devant et nous sommes partis pour un grand périple, enfin une belle « virée » comme je l’avais entendu maintes fois, et tout le long de la route je croisais le regard des spectateurs émus, enthousiastes, rêveurs, envieux. J’avais l’impression de glisser sur la route, pour un peu j’aurais fermé les yeux pour me laisser aller à ce bonheur, mais non… je les gardais grand ouverts pour ne pas perdre une miette de ces instants heureux.
Quand je pense à mon « Maréchal » qui a préféré une Cadillac…. Je lui souhaite tous les ennuis du monde !