PIERRE

Publié le 17 Janvier 2019

Ce matin rien ne va ..

Un concert de tambours au niveau des tempes, l'estomac qui frémit et les jambes en coton. Ça commence bien. Vite un café. ​ Ouvrir ​ ​ la fenêtre.

Les petits cubes s'agitent dans la rue. Le manège agité d'une routine trépidante.

Cligner des yeux jusqu'à voir net. Et ranger la vodka.

La radio distille le chaos sur une musique insipide. Trois jours enfermé sans sortir, ça fait un bail ​ ..

L'orteil en quête des Rangers, bute sur la table basse, atteint enfin son but. Il est prêt.

 

Un étage plus bas, son bras se lève machinalement vers la boîte à lettres.

Des prospectus, une facture, une carte de vœux qui s'est trompée de destinataire, et un papier libre avec une citation à l'encre verte.

Qui parle ​ reflet et transparence ​ .. Étrange..

Pierre vient de lire la biographie de ​ Egon Schiele ​ , dont le graphisme acéré le fascine. Les corps anguleux, décharnés, cassés. Des yeux qui vous fixent comme un appel à l'aide.

La vie mise à nu, comme un reflet de l'âme. Transparence du regard qui dérange tant elle questionne.

Citation en main, Pierre rêvasse.

Quel hasard perfide est donc venu rencontrer le méandre de mes pensées ?... et la panne d'inspiration du moment. Ses longs doigts fins agrippent le papier en tremblant légèrement, comme un nageur s'accrochant à une bouée.

Tout est signe. Il veut y croire.

 

Il a gardé de ses racines belges une propension au clair-obscur.. et à la peinture au couteau.

Pour l'heure, un bol d'air fera l'affaire.

Dans le hall, ses yeux se fixent sur une affiche qui lui semble étrange et familière à la fois. Des traits sombres qui s'élancent vers le ciel, dans une brume bleutée aux reflets incendiaires.

L'incendie.. la forêt. ​ Une brume nauséeuse.

Mais .. un lien avec la citation ? Qui veut s'amuser à triturer les nerfs des locataires du Pont ?

C'est ainsi qu'il a baptisé l'édifice austère, qui semble une nef échouée près du grand hôpital..

 

Plutôt taiseux, Pierre aime à laisser jouer son imaginaire. La veille il a croisé un nouveau voisin, Stéphane, devisant cordialement avec le gardien des lieux, Lucien, sur ses nouveaux sujets d'études à l'école desBeaux-Arts, les Fauves, les Pointillistes, Pollock.. et le Street Art contemporain. Quant à Lucien, ses yeux fixes ne permettaient pas de savoir s'il était sous le charme, ou complètement ailleurs..

 

Après un temps d'arrêt dédié à la confection d'une cigarette, les oreilles négligemment ouvertes, Pierre se décide à pousser la porte pour affronter le vacarme ambiant. Un bruit incessant, des flashs rouges et jaunes filant dans la nuit naissante. Un sapin clignotant comme pour mieux affirmer une anachronique solitude.

Les mots toujours en tête, Pierre se fige. La cigarette se consume négligemment entre ses mains, et sa pensée s'égare au fil de la brume et des récents événements.

Ces arbres nus, austères, ces tons pastels, transparents, bleus et ocres..

Il pense à Zao Wou-Ki, dont le style épuré l' enchante. L'incendie qui couve.. Vague à l'âme d'un tourment incessant qui l'emmène vers l'abstraction lyrique, Hartung.. Valse du trait et des formes. Il s'en inspire pour son travail actuel, un roman graphique aux couleurs aquarellées, au texte dense, à l'écriture baroque. Une œuvre engagée, écolo, un message inquiet aux générations futures.

 

Sa pensée retrouve Delacroix.. la liberté et le peuple, la révolution, la peinture d'instinct et.. la carence technique, qui nourrira le travail des futurs restaurateurs.

Le tableau dans le hall ne lui semble pas l'œuvre d'un professionnel.

Dans le bâtiment où il végète actuellement, beaucoup se prennent peu ou prou pour des artistes.. y compris la jeune donzelle au doux prénom d'Eve, vivante incarnation de la prime pécheresse, femme-enfant rêveuse et passionnée.. A force de la croiser, virevoltant dans l'escalier, il a fini par l'aborder, lui parler un peu..

Ses lèvres se fendent d'un sourire à cette évocation. Il la soupçonnerait volontiers d'offrir, ou plutôt de jeter son Ego sur les murs du Pont, comme il nomme la bâtisse.

 

Ève au pinceau. L'image se précise et l’amuse. S'il la questionnait à ce sujet, pour en avoir le cœur net ? Une opportunité de mieux la cerner..

 

Chère Ève,

 

Je me permets de te faire part d'un doute au sujet du tableau apparu dans le hall.

Tu m'as parlé récemment de la peinture Nail Art que tu accumules chez toi pour des tests professionnels.. Et ta découverte de la peinture chinoise, Zao Wou-Ki en particulier, qui t'a émue par sa pureté harmonieuse.. et son parcours de migrant, toi qui viens de Pologne..

Je sais que comme lui, tu adores la musique électro, spatiale..

Car j'ai souvent l'occasion d'entendre la danse frénétique de tes stiletto sur le plancher.. moi qui habite juste en dessous !

Je te soupçonne donc d'être à l'origine de cette nouvelle déco affichée dans le hall.. Un recyclage original et personnel de ton acrylique Nail Art, au son des Daft Punk.. ton groupe fétiche actuel, je crois ?

Dis-moi si mon intuition est bonne, ou si je me trompe.

Et si tu le veux bien, je peux te proposer d'autres compositeurs intéressants, comme Boulez ou Messiaen, qui composait en écoutant des chants d'oiseaux.

Il me reste aussi des encres de couleur et des pastels secs.. si tu veux te lancer !

 

Bien à toi..

 

Pierre

 

Attendons la suite...

Au final, plutôt sympas ces voisins.. et l'histoire du tableau permet de mieux les cerner.

Judith semble me convier à un jeu de piste pour trouver l'auteur des canulars.. ou bien c'est un prétexte pour me parler, voire plus si affinités..

Louis s'est monté la tête à inventer un trio de farceurs, sûrement une occasion pour boire un bon coup chez lui. Tout est bon pour picoler. Stéphane n'a pas voulu se mouiller, je le vois bien, il se contente de questionner mollement l'ensemble des locataires.. ça prouve qu'il a du temps à perdre, sûr, et qu'il ne connait personne ici. Une prose insipide sous couvert d'enquête, il baisse dans mon estime..

Le seul original est celui ou celle qui n'a pas signé. Sûrement un copain de bistrot, mais j'hésite à mettre un nom. Un pêcheur devant l'éternel, ça manquait au tableau, si on peut dire..

Bon, revenons à Ève, ma suspecte préférée.. bien sûr elle se dégage de toute responsabilité dans sa dernière lettre :

 

Mon cher Pierre,

De mon côté je suis bien dubitative..

(​ tiens, elle connaît ce mot ?)

J'ai donc écrit à tous, même si je soupçonne surtout Stéphane, qui se permet de draguer Nathalie dans les escaliers. C'est le signe d'un esprit dérangé, non ?

 

C'est plutôt elle qui est bien allumée.. surtout qu'elle se contredit au cœur de la lettre, critiquant Stéphane d'un manque de cran, il serait bien trop ”coulé dans le moule” pour oser quoi que ce soit.. Elle aurait même surpris un “dialogue curieux” entre Joseph et Judith.. quel imbroglio pathétique !

À croire qu'elle est surtout frustrée de ne pas crouler sous les compliments au sujet de ses tenues affriolantes, ou de ses ongles girly..

Quelle ravissante idiote !

Un passage croustillant : ” Joseph pourrait avoir voulu écouler son stock pour épater la galerie..”

Un peintre en bâtiment qui se pique de faire l'artiste ? Pourquoi pas, dans le fond..

Elle a quand même le culot de m'inviter dans le hall lundi prochain..

A voir.. Et si j'en invitais d'autres ?

 

Nous voilà dans le hall. On dirait qu'ils sont tous là, les voisins.

Et le tableau.. envolé !

Encore deux citations, sur le mur cette fois.. La première vient du Petit Prince de l'Aéropostale, encore une blague de farceur.. et l'autre de Montaigne.

À croire que c'est un jeu de piste pour ouvrir l'esprit. Finalement, je doute que ça vienne de l'esthéticienne. Trop subtil pour elle..

Stéphane a l'air déçu.. pas lui non plus ?

Une voix dans le hall :

Alors..tu as repris ton œuvre?”

Je ne vois pas d'où ça vient..mais je ne suis pas le seul à l'avoir entendue.

Le petit peuple du Pont s'est figé, chacun scrute son voisin, en quête d'une révélation.

L'envers des contes de fées.. ça te dit quelque chose ?”

Cette fois les têtes s'agitent, remuent l'espace, se tournent vers le ciel..

Un joyeux micmac.

Ça commence à me plaire.

Eve lui touche l'épaule, portable en main.

On pourrait peut-être trouver un endroit plus calme pour parler, non ?”

Pierre cligne des yeux. L'air lui semble soudain irrespirable. La pièce distille une légère fumée bleutée, une odeur de jasmin..

Mais.. je suis le seul à sentir ça ? Qu'est-ce que c'est que cette affaire ?

Ah, si, je vois Marc, le crétin supporter, qui lève un regard ahuri vers le plafond..

Judith tord son nez, intriguée.. et tend un livre à Jérôme, le carreleur.

Tiens.. il saurait lire, lui ? Bon, mais qui s'amuse à nous gazer ? Louis le retraité est un original, mais je ne le crois pas si rusé..

Nathalie s'approche, lui tend un papier en susurrant “tu as vu ma dernière pub pour Orange ? Tu t'y connais en logiciel 3D ?”

Quelle frimeuse celle-là.. je vais aller m'en rouler une, respirer un peu, lâcher ces idiots.. moi mon kiff, c'est les jeux vidéos, ceux où on pilote des 4×4 à fond au milieu du désert. Le désert, mon paradis, mon conte de fées.. même si ça manque un peu de princesses. Au moins, personne pour me contredire.

Olivier là-bas a l'air de planer. Normal pour un steward peut-être.. ou alors c'est un gaz hilarant !

 

Meilleur que la chicha, non?”

Cette fois.. il me semble que ça vient du haut-parleur..

Le Brouhaha s'amplifie, les sourires se baladent, la parole se libère.. le gaz fait son effet !

J'ai comme un doute..

Pierre se faufile dans la salle du fond. Lucien est là, hilare, la tête près d'un micro.

Il s'est bien joué de nous.. quel filou celui-là ! Au moins un qui sait mettre l'ambiance.

Lucien aperçoit Pierre, glisse un doigt devant sa bouche.

Chut..allez viens.. qu'est-ce que tu veux leur dire ? Un micro comme la voix du Seigneur, qui décide de tout.. lâche-toi,ça fait du bien. Et pour l'odeur, tu veux quoi ? Patchouli ? Herbes de Provence ? Poulet grillé ? Tu veux un verre de whisky ? J'ai déjà bien entamé la fiole.. plus on est de fous plus on rit.. allez viens ! Il faut s'amuser dans la vie.. se creuser la tête, et balayer devant les portes.. Vivre quoi !

Rédigé par Nadine

Publié dans #Ecriture collective

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