MARC

Publié le 14 Janvier 2019

Lundi 7 janvier 2019.

Tiens, qu’est-ce… ? s’interroge Marc. Debout devant sa boîte aux lettres, il semble perplexe. Dans sa main, un bande de papier avec cette citation :

Il faut les modeler dans un reflet coloré comme la chair. Il ne faut pas que ce reflet soit complètement complètement reflet (autrement dit, il faut casser un peu le ton du reflet avec un autre ton). Quand on finit, on reflète davantage où cela est nécessaire (…). Il faut toujours modeler par masses tournantes, comme seraient des objets comme sont les feuilles. Mais la transparence en est extrême. – Delacroix.

 

Et alors ? Rien d’autre ? Pas de placement de produit, comme ils disent, qui accompagne ce machin ? Non, rien. La boîte aux lettres est vide.

Marc rentre chez lui, s’installe dans son fauteuil et relit la citation. Delacroix… Un tableau… ? Un nu peut-être, avec des nuances délicates, des ombres douces, un velouté sensuel… La transparence en est extrême… Oui, le peintre parle sûrement d’un nu ; une femme magnifique, sublimée par le talent de l’artiste. Ou avec des voiles diaphanes épousant son corps… La transparence en est extrême… Finesse d’une dentelle, éclat nacré de la lumière…. Marc imagine… Une femme allongée… non, debout, les cheveux dénoués… ou plutôt savamment coiffés en chignon vertigineux et boucles en cascade… et il s’étonne du pouvoir de cette citation qui l’emporte vers l’imaginaire. Admirer ce tableau, ou un autre, et la transparence extrême… émotion inconnue…

Lui, qui ne s’est jamais intéressé à l’art, aspire à cette rencontre. Plus qu’au prochain match de l’OGC Nice, plus qu’à son rencard de samedi pécho sur un site de rencontre. Cette citation est une énigme. D’où vient-elle ? Qui l’a déposée dans sa boîte ?

Marc compte bien mener l’enquête, mais d’abord, il ira au musée.

 

Lundi 14 janvier 2019.

Marc rentre du boulot, se traite d’imbécile en repensant à son rendez-vous de samedi. Une fille superbe, qu’il a saoulée avec ses nouvelles émotions picturales ! Elle n’a pas accroché, n’a pas voulu le revoir, tant pis. Mais c’était plus fort que lui. Il avait besoin de raconter sa visite au musée des Beaux-Arts, de décrire la ténuité des détails, la lumière qui semblait s’animer sur les toiles, les nuances des couleurs… Un véritable choc esthétique ! Plus vibrant qu’un but de Balotelli ! C’est dire !

Pas grave… une de perdue… La petite écrivaine du deuxième, par exemple… plutôt mignonne, plutôt artiste aussi, si elle écrit… Faudra penser à mieux la connaître… Marc pousse la porte d’entrée de l’immeuble, tombe sur Lucien, le concierge, en arrêt devant un tableau accroché au mur.

En camaïeu de bleu, vert, rose, orange, avec des arbres sombres, aux branches nues, des arbres d’hiver, silhouettes stylisées, fondues dans une brume en teintes douces… La transparence en est extrême… la phrase de la citation martèle en lui comme un cœur qui bat.

Vous savez d’où ça vient, lui lance Lucien, soupçonneux. C’est pas signé !

Aucune idée, mais c’est rudement chouette, vous ne trouvez pas ?

Mmm…

Marc sourit au concierge, rentre chez lui, relit la citation. Des arbres… C’est donc à cela qu’elle faisait allusion ? Quelques clics sur le net le confirment. Bien loin des nus imaginés… Mais pourquoi cette mise en scène ? La citation, puis, une semaine plus tard, le tableau… ? Car Marc est persuadé que c’est la même personne qui est à l’origine des deux événements. Un peintre qui veut se faire connaître… ? Il y a bien ce jeune homme du troisième, étudiant à la Villa Arson… Peut-être un travail demandé par l’école… ou un pari avec des potes… ? Non, il aurait fait cela ailleurs, en place publique.

Le nouvel arrivant ? Un moyen original pour faire connaissance, pourquoi pas… Cette idée lui plaît assez. D’autant qu’il n’imagine pas l’un des locataires ou propriétaires faire ce genre de choses. La jeune esthéticienne est bien trop occupée à se peindre elle-même… la fleuriste… pas son genre… le peintre en bâtiment ? Non, carrément non !

Marc passe en revue tous les habitants de l’immeuble, mais c’est toujours vers Louis, le nouvel arrivant, qu’il retourne. Peut-être parce qu’il ne sait rien de lui, le trouve énigmatique, solitaire et silencieux. Son intuition se mue en certitude. C’est décidé, il va le contacter.

 

Lundi 21 janvier 2019.

Nice, le 21 janvier 2019
 

Bonjour Monsieur Louis,

 

On ne se connaît pas trop, on s’est à peine croisés, mais je me permets de vous contacter pour vous parler du tableau accroché dans l’entrée. Je dois avouer que cette affaire m’a bouleversé. Moi qui ne me suis jamais intéressé à l’art, j’ai découvert la beauté, la lumière, grâce à lui. Depuis, je cours les musées, c’est fou !

C’est une œuvre intéressante et énigmatique. Aussi intéressante et énigmatique que la citation qui, à mon avis, lui est associée. C’est justement son côté mystérieux qui me pousse vers vous. Il me plaît d’imaginer que cette mise en scène est une façon originale, pour un nouvel arrivant, de faire connaissance. Cela dit, ce n’est qu’une conviction intime qui voudrait être confirmée.

Et c’est pourquoi je vous écris, Monsieur Louis. Je n’ai pas osé vous aborder pour vous demander si, comme je le crois, vous êtes bien l’auteur de ce tableau et de la citation glissée dans les boîtes à lettres et j’attends avec impatience la réponse qui peut, si vous le souhaiter, advenir devant un apéro chez..
 

Marc hésite… Inviter le père Louis chez lui serait sympa, mais quelque chose le retient. L’homme l’impressionne. Il reprend sa lettre.

 

J’attends avec impatience votre réponse et serai ravi de faire plus ample connaissance avec vous.

Bien cordialement

Marc, votre voisin du 1er.

 

Marc relit le brouillon de sa lettre, corrige quelques fautes, la recopie soigneusement. Il a beaucoup réfléchi ces derniers jours, il est convaicu que c’est ce retraité solitaire qui a tout manigancé… Hésite encore un peu… se décide à plier la missive dans une enveloppe, et descend, furtif, la glisser dans la boîte à lettres de Louis.

 

Lundi 28 janvier 2019.

Marc ouvre sa boîte à lettres. Depuis qu’il a écrit à Louis, il attend une réponse, fébrile. Aujourd’hui, la boîte déborde. Cinq missives, sans timbres ni adresse… glissées directement… enfin ça bouge !

Installé confortablement sur son fauteuil préféré, un verre de scotch à portée de main, il dépouille le courrier.

Louis lui a répondu. Un court billet dans lequel il nie être l’auteur de l’œuvre, mais soupçonne Pierre, le peintre du 1er, assisté de deux complices, Joseph, le peintre en bâtiment et Lucien, le concierge.

Possible… Marc soupire ; il n’est pas convaincu.

La seconde lettre le laisse perplexe. Une lettre anonyme. Elle lui est bien adressée, son prénom y figure, mais son contenu ne lui parle pas, mais alors pas du tout ! Il est question de moulinet, de partie de pêche à Lampedusa… Il déteste la pêche, ne l’a jamais pratiquée, ne la pratiquera jamais. Et puis, qu’est-ce donc que cette histoire de secret trahi dont il faudrait parler à Lucien…

Marc hausse les épaules, froisse le billet. C’est sûrement une erreur.

La troisième lettre provient de Stéphane, l’étudiant des Beaux-Arts. Il a écrit à tous ses voisins, cherche à connaître l’auteur ce ce tableau. Marc sourit. Il avait vu juste en l’éliminant de sa liste de suspects. La lettre est sympathique… Le jeune homme aussi… et surtout, il est artiste-peintre.

Depuis la découverte de cette citation à la transparence extrême et du tableau aux volutes pastels, Marc a envie de peindre. Comme un brasier allumé au fond du ventre. Au point d’envisager de demander à Stéphane de lui donner quelques cours, quelques bases… Ça lui ferait un peu d’argent au jeune… les étudiants, ça roule pas sur l’or, paraît-il. Cette lettre lui donne l’occasion de lui en parler.

Marc avale une gorgée de whisky, comme pour trinquer à une affaire conclue.

Sur la table, encore deux lettres.

Jolie écriture… Bonne surprise, c’est la belle Judith qui a eu la même idée que Stéphane… Bien mignonne Judith… Elle lui trotte dans la tête depuis quelques temps. Cette histoire va lui permettre de l’approcher … Judith… Ce prénom résonne comme un souvenir ténu, enfoui loin, très loin… Judith… En le prononçant, un flash le traverse, l’image d’une toile, un saxophoniste, des notes dorées, un regard bleu… Bon sang ! D’où cela vient-il ?

Une bonne lampée de whisky et le mirage disparaît. Lui fait un drôle d’effet, le belle Judith !

Marc attend que les battements de son cœur retrouvent un rythme raisonnable, puis ouvre la dernière lettre.

Eve, la jeune écervelée du second, qui dénonce Stéphane et Nathalie… crache un peu de venin… un homme, deux femmes…. classique. Je ne vais pas me mêler de ça...

Marc termine son verre. Cette histoire finira bien par trouver son explication…

Louis lui a donné rendez-vous lundi prochain à 17h dans le hall, devant le tableau. Eve vient de lui envoyer un texto – comment a-t-elle eu mon numéro de téléphone ? - pour lui fixer le même rendez-vous. Elle a dû en faire autant pour tous les gens de l’immeuble. Tout le monde sera là… et surtout Judith… enfin, il l’espère.

 

Lundi 4 février 2019, 17h.

Le hall bourdonne. Tout le monde est là… sauf le tableau ! Envolé, disparu… A sa place, deux citations :

On sait bien que les contes de fées c’est la seule vérité de la vie.

Antoine de Saint-Exupéry

 

Je donne mon avis non comme bon, mais comme mien.
Michel Montaigne

 

Et le vertige… Marc titube… vous vous rendez compte… un cinglé… non, pas lui… elle, vous croyez… Bribes de conversations qui le traversent sans s’attarder. Lucien se gratte la tête… Dans un coin, Maïlys chuchote à l’oreille d’Olivier… Assis sur son pliant, Louis le regarde… non, je ne sais pas… et toi Stéphane… ? Nébuleux, nébuleux… Où est la transparence extrême dans tout ça ? La vérité se cache derrière ces mots, Marc le pressent… La Vérité… mon avis non comme bon, mais comme le mien… ma vérité…

Joseph détaille tout le monde, glisse deux mots à Jérôme. Nerveuse, Lucie, son épouse, se tord les mains… Pierre se marre… un verre de vodka, on y verra plus clair… Conte de fées, vérité… conte de fées… ‘‘cagades’’… Lucien fulmine, Charles Duchemin soupire…

La jeune Eve lève les yeux au ciel… ennui profond tout cela… sans intérêt… Nath… à l’affût… Jolie Nath, mais pas mon genre… Judith… elle est là… regard bleu, notes de musique en or… encore cette image venue de nulle part...

La transparence… s’accrocher à la transparence, se pencher jusqu’à y tomber… la traverser et apercevoir enfin la vérité… ma vérité…

La vérité… matérialisée par la bille d’un stylo au bout duquel sourit une fée… non, une animatrice d’atelier d’écriture compatissante qui lui fait une confidence : Judith existe bien dans son monde à elle, elle a peint un tableau bleu aux notes d’or… Toi Marc, tu es de l’autre côté du stylo...

Le gouffre l’aspire… Personnage de papier… il n’existe que sur ce cahier, que sur l’écran d’un ordi… Comme tous ses voisins ? Ils n’ont pas l’air de savoir… La vérité en transparence extrême… Amère ! S’enfuir… retourner parmi les siens… Transparence poreuse… perception ténue… la vérité est de l’autre côté….

Son cher immeuble ? Un centre de loisir ; et lui, un atelier d'écriture l'a créé, sans passé, sans avenir… Nausée… Fuir… exister ailleurs… Et le tableau disparu… existe-t-il ? Une drôle de toile qui a franchi la frontière en oubliant le nom de son auteur de l’autre côté… Juste un prétexte pour inventer une histoire, pour l’inventer, lui…

Marc a juste le temps d'’apercevoir le nom avant de basculer. Le tableau est signé Bernard Brunstein.

 

 

Rédigé par Mado

Publié dans #Ecriture collective

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