JÉRÔME

Publié le 25 Janvier 2019

Jérôme rentre à la maison après une journée de travail. Comme tous les soirs, il vide sa boîte aux lettres. Une petite feuille tombe par terre, il la ramasse. Il y a un petit texte, apparemment une réflexion sur la peinture. Le nom Delacroix était apposé sous le texte.

Drôle de texte, se dit-il. Il ne sait pas quoi en faire, quoi en penser. D’ailleurs il n’en a pas envie. Ses deux garçons l’attendent. Il va jouer avec eux et contrôler leurs devoirs en attendant que sa femme les appelle pour qu’ils passent à table.

La nuit, il se réveille. Il repense au texte trouvé dans la boîte aux lettres. C’est certainement un de ces cinglés de peintres qui l’a mis là. On y parle de reflets et de transparence. Ça lui parle. En tant que carreleur, il était sensible à la beauté des choses, aux harmonies des couleurs bien choisies d’un intérieur. Parmi les carrelages il y avait des très beaux qui pouvaient mettre en valeur une pièce, une terrasse, un mur. Certains captaient la lumière, d’autres, mats, l’absorbaient. Le choix dépendait de l’effet recherché. Un carrelage mal choisi pouvait ternir les meubles les plus raffinés, les tissus les plus recherchés. Il se rendort, la tête pleine de nuances de couleur avec des reflets et de la transparence.

Une semaine plus tard, en entrant dans l’immeuble, il s’arrête net. Un grand tableau est accroché au mur. Il l’examine. Il l’aime. Des arbres, il pense. Des peupliers, élancés, élégants. Il les voit presque onduler dans le vent. Des couleurs tendres. La suite du petit mot de la semaine dernière ? Dans le texte, il y avait le mot chair, il s’était plutôt imaginé des corps, des corps de femme. La couleur chair, annoncée par le texte, est bien là, mais ses contours ne rappellent pas vraiment des corps. Non, ce sont des arbres. Il n’y trouve pas non plus des reflets. Par contre, la transparence, elle est bien présente. C’est peut-être elle qui donne cette sensation de bien-être, de sérénité qui se dégage du tableau.

Qui a pu mettre ce tableau là ? Jérôme est intrigué. Il monte dans son appartement, interroge Lucie, sa femme. Quand elle est rentrée, il n’y avait pas de tableau. Ils redescendent tous les deux, regardent le tableau.

  • Ce sera bien qu’il reste, dit Lucie. Il est très beau.

Jérôme sonne chez Lucien, le gardien. Personne ne lui répond. Il regarde sa montre. Bien sûr, Lucien a des heures fixes. A cette heure-ci, il ne se considère plus en service.

A table, toute la famille s’interroge. C’est Lucie qui a le dernier mot :

  • C’est certainement Stéphane, l’étudiant en beaux-arts, qui a peint et accroché le tableau. Il n’est peut-être pas très sûr de lui, c’est pour ça qu’il n’a pas signé son œuvre.

***

 

Jérôme X

Stéphane   3ème étage

 

Nice, le 21 janvier 2019


 


         Cher Monsieur Stéphane,

 

Il y a parfois des choses surprenantes qui se passent dans la vie.

Ainsi, il y a deux semaines, j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres un petit extrait d’un texte du peintre Delacroix concernant la peinture. Il y a une semaine, un tableau a été accroché dans le hall d’entrée de l’immeuble. On ne sait ni qui l’a peint, ni qui l’a accroché. Je pense qu’il s’agit d’une seule et unique personne. Je la soupçonne également avoir mis le petit mot dans les boîtes aux lettres que d’ailleurs tous les habitants de l’immeuble avec lesquels j’ai pu en parler ont reçu.

Ce petit mot m’a laissé quelque peu désemparé. Je ne suis pas un intellectuel et la peinture est loin de mes préoccupations quotidiennes. Mon épouse et moi aimons en revanche beaucoup ce tableau accroché dans le hall. Il habille ce mur d’un blanc ingrat et donne au hall d’entrée un cachet à la fois élégant et accueillant. Tout comme les autres habitants de l’immeuble, mon épouse et moi nous nous demandions qui a bien pu réaliser cette peinture si réussie. Après des longues et profondes réflexions et des discussions animées, il nous paraît le plus probable que ce soit vous. Nous supposons que par cette façon mystérieuse d’agir vous cherchez à attirer l’attention sur vous, tout en faisant connaître vos œuvres. Nous nous demandons même si vous n’avez pas procédé de la même manière dans d’autres immeubles.

En tant que carreleur, j’ai accès à des nombreuses résidences de très haut standing. Je pourrais vous aider dans la divulgation de votre œuvre. Ça nous ferait très plaisir, à mon épouse et moi, de pouvoir vous être utile et de servir ainsi la cause culturelle qu’est la vôtre. Mettez nous dans la confidence, nous vous soutiendrons. Nous garderons bien sûr le secret tant que vous le souhaitez.

Dans l’attente du plaisir d’avoir très bientôt de vos nouvelles, je vous prie de croire, cher Monsieur Stéphane, à toute ma considération qui s’adresse aussi à l’artiste que vous êtes.

Jérôme

2ème étage
 

***

Cher Jérôme,

Votre lettre me flatte. J’aimerais bien être l’auteur de ce tableau bien équilibre, qui sait créer en quelques lignes, quelques touches de couleur une atmosphère singulière. Malgré la simplicité apparente du tableau, il faut une bonne expérience pour fixer ainsi l’essentiel d’un paysage, d’une luminosité. Il me semble que ce tableau reflète même l’état d’esprit de son auteur qui nous montre ainsi le dehors, une forêt apparemment, et le dedans, une certaine mélancolie qui s’est emparée du peintre. Il faut de l’expérience pour s’exprimer aussi sobrement, et il me semble que cet œuvre ne peut émaner que de Pierre. Certes, il ne ressemble pas à ses autres tableaux. Mais tout comme le carreleur doit poser les carreaux qui plaisent à ses clients, même s’il les trouve affreux, le peintre qui veut vivre de son art doit, comme tout autre artiste d’ailleurs, s’adapter au goût des acheteurs potentiels.

Adressez-vous donc à Pierre. Ça me ferait plaisir si vous pourriez me tenir au courant des résultats de vos investigations.

Mes amitiés à votre épouse.

Bien cordialement

Stéphane

***

Je ne suis pas le seul à avoir pris la plume à cause de ce tableau. En plus de la réponse de Stéphane j’ai reçu trois lettres à son sujet. Deux d’entre elles ont apparemment été adressées à tous les habitants de l’immeuble. L’une a été écrite par Judith, qui a aménagé il y a quatre mois. Elle précise être peintre, alors que je la croyais écrivaine. On dirait qu’elle cherche à profiter de l’occasion pour faire plus ample connaissance avec ses voisins. C’est du moins ainsi que je comprends sa lettre qui n’est pas très claire. La deuxième lettre émane de Stéphane, qui demande en substance qui a peint le tableau. C’est curieux, car dans la réponse individuelle qu’il m’a adressée, il semble être sûr que c’est Pierre, le peintre anonyme. Je me demande maintenant de nouveau si ce n’est pas lui, l’auteur, et qu’il a envoyé la lettre circulaire pour faire diversion, pour éloigner les soupçons de lui.

Mais c’est surtout la troisième lettre qui m’intrigue. Elle est anonyme, mais très personnel. L’auteur se réfère à des conversations que nous aurions eues, apparemment des conversations philosophiques. Il mentionne aussi la pêche qui semble être une de ses passe-temps, il va jusqu’à écrire que nous avons pêché ensemble à Lampedusa. Je n’ai certainement pas le temps, ni surtout aucune envie, de débattre de l’existence de Dieu. J’ai fait de la pêche avec mon père, avant mon mariage, il y a bien longtemps. D’ailleurs, il paraît qu’on n’attrape plus rien. L’auteur s’est soit trompé de destinataire, soit il est fou. Je penche plutôt pour la deuxième hypothèse, puisque si ce qu’il écrit était exact, je saurai qui a écrit cette lettre et il serait donc absolument inutile et, il me semble malpoli, de ne pas la signer. A moins que ce ne soit un stratagème, assez grossier, pour apprendre la vérité sur le tableau.

Je reste donc dubitatif, mais j’ai compris une chose : ce tableau intrigue tout le monde. J’ai d’ail-leurs appris qu’une réunion de tous les habitants va se tenir lundi prochain, à 17 : 00 heures, dans le hall de l’immeuble.

J’arrive dans le hall d’entrée avec 20 minutes de retard. Un problème de carrelages, bien sûr. Les habitants de l’immeuble sont déjà là. Par contre, le tableau a disparu. Une certaine effervescence règne. Tout le monde parle avec tout le monde, ou disons plutôt que tout le monde parle, personne n’écoute. Mon voisin, Olivier, s’approche de moi pour me dire :

  • Vous avez vu les citations ?

Qu’il me montre du doigt au même moment. En effet, à la place du tableau, il y a une feuille blanche. Je m’approche pour lire ce qu’il y a écrit dessus. J’entends quelqu’un dans mon dos dire :

  • Il sait lire, Jérôme ?

Je ne me retourne pas, je n’identifie pas la voix, je ne veux pas savoir. Il faut passer un diplôme pour être carreleur, il faut bien savoir lire. Il faut connaître les différentes techniques de carreler un sol, un mur. Il faut connaître les matériaux utilisés. Il faut conseiller les clients. Les convaincre, si possible, de dépenser un peu plus que ce qu’ils ont prévu au départ. Puis, on se bousille les genoux à force de travailler pour les autres. Mais dans mon métier, il n’y a pas de chômage. Ce qui me console, ce que parmi tous mes voisins, coté revenues, je crois que je suis plutôt bien placé. Voici que j’entends une autre remarque. Sur mon manque de sens artistique, je crois. Je n’ai pas bien compris. Je ne sais pas ce qu’ils ont comme carrelages dans leurs appartements. Certainement des premiers prix.

Sur la feuille blanche il y a deux citations. La première sur la vérité, la deuxième sur l’avis donné. J’apprécie la modestie du deuxième auteur qui s’appelle Michel Montaigne. Je ne sais pas quoi penser de la première. Encore un truc d’intellectuel. Ça, c’est vrai, je ne le suis pas.

J’observe mes voisins. Qui a peint le tableau ? Qui est l’auteur de cette mise en scène ? Personne n’a un comportement suspect. D’ailleurs, un comportement suspect, dans ce cas, ça ressemblerait à quoi ? Bêtement je demande à Nat qui se trouve à côté de moi :

  • Ça fait longtemps que le tableau a disparu ?

  • Quand je suis partie pour la fac, vers 14:30 h, il était encore là.

Pierre s’approche de nous.

  • Nat est la dernière à avoir vu le tableau.

  • Donc, c’est elle qui l’a pris, réponds-je pour plaisanter.

Nat éclate de rire.

  • Je ne l’aimais pas, ce tableau.

Je me demande quel est le sens de tout ça. Une première citation sur la peinture et un tableau, il y a là une certaine cohérence. Mais ces deux dernières citations ? Quel rapport ? Est-ce que quelqu’un a effectivement volé le tableau et mis les citations pour faire diversion ? Est-ce quelqu’un a enlevé le tableau pour que le peintre se démasque ?

Je scrute encore les expressions, les postures de mes voisins. Personne ne semble vouloir se démasquer. Tout le monde est excité, mais personne n’a l’air catastrophé. Il reste donc la troisième hypothèse. Celui (ou celle) qui a accroché le tableau l’a aussi enlevé. Mais quel rapport avec les citations ? Les contes de fée, la seule vérité. Le peintre veut-il dire qu’un beau tableau dans le hall d’un immeuble bien modeste, dans un quartier qu’on appelle justement des quartiers, c’est un conte de fée ? Il est vrai, mais seulement le temps qu’il dure. La deuxième citation, mon avis ? Peut-on remplacer l’avis par le tableau ? Je donne mon tableau non comme étant bon, mais comme mien. Non, ça ne colle pas, puisque le tableau est anonyme. Quoique, on peut donner un avis anonymement, et un tableau aussi, la preuve est là.

Tout le monde parle toujours, émet des hypothèses, On n’avance pas. Je vais rentrer dîner. Je cherche ma femme Lucie du regard. Tiens, elle n’est pas là. Je n’avais pas encore remarqué son absence. A ce moment, elle sort de l’ascenseur, s’avance dans le hall et dit timidement :

  • C’est moi qui ai peint le tableau.

Je reste bouche bée. Je n’aurais jamais cru ça. Je vais monter chercher une bouteille de champagne. Non, il en faut deux. Trois, c’est encore mieux.

Rédigé par Iliola

Publié dans #Ecriture collective

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