EVE
Publié le 21 Janvier 2019
« Crotte ! Ah c’est pas vrai ! j’ai encore filé mon collant. Mais j’ai trop pas de chance ! Je peux pas sortir avec Laurent dans cet état, je suis bonne pour retourner à Leclerc » se dit Eve qui était à ce moment précis, (le moment ou en sortant les clés de son sac elle troue son collant) très très contrariée. Cette jeune femme qui est d’ordinaire une personne si aimable et sympathique avec tout le monde, s’est transformée en furie acariâtre et désagréable. Heureusement elle ne croise pas l’une de ses adorables voisines du 2 pont René Coty. Toujours dans ses pensées (chair ou noir, 15 ou 20 deniers le collant ?) elle ouvre machinalement sa boite aux lettres et prend de ses doigts délicats une lettre et autres prospectus. Eve en profite pour vérifier sa manucure : ongles de 3 centimètres, un beau rose fuchsia et un petit papillon doré à l’extrémité de chaque ongle. PARFAIT !
Encore heureux, Eve est esthéticienne. Après avoir obtenu son diplôme à l’école Gondard à Nice, elle a trouvé facilement, à 22 ans, un emploi à Yves Rocher à Carrefour Lingostière. Ce n’est pas la porte à coté mais elle a du boulot et qui lui plaît beaucoup. Eve est un peu une artiste à sa manière, elle manie les pinceaux et les couleurs avec dextérité. Et avec un peu de patience et de relations, elle pourra être mutée dans un ou deux ans à Auchan la Trinité. Car Eve a le sens de la communication, c’est un aspect de son métier qu’elle adore et où elle excelle. Telle une concierge elle sait recueillir les confidences de ces clients et clientes. Jolie petite brune pimpante aux cheveux très longs, elle attire les regards et les concupiscences.
Enfin arrivée chez elle, Eve ôte immédiatement ses escarpins vertigineux qui lui compriment les pieds et s’affale sur son divan. Avant d’allumer la télévision, elle prend le temps de regarder son courrier et ouvre une lettre très curieuse signée Delacroix : il est question de couleurs et de reflets. « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » se demande la jeune femme. Il s’agit d’une citation sans aucune illustration ni photo qui auraient pu donner des informations supplémentaires. Elle s’apprêtait à le jeter à la poubelle quand soudain elle se dit que cela pourrait être utile à sa copine Sophie qui est coiffeuse. Après tout cela parle de reflets qu’il faut modeler. Parfait, elle lui donnera demain lors de sa pause déjeuner puisque Sophie travaille à coté à Jean Louis David. Elle regarde l’heure, il faut qu’elle se dépêche car elle doit aller à Leclerc acheter ce fichu collant.
Une semaine après, un vendredi soir alors qu’Eve rentre du travail, elle ouvre la porte de l’immeuble et est très étonnée de voir plein de monde dans l’entrée : le concierge, Nathalie et Judith ses deux voisines de pallier et le beau jeune homme qui habite le dernier. A la vue ce celui-ci, vite Eve sort de son sac son poudrier avec miroir intégré pour vérifier son maquillage. C’est bon le rimmel n’a pas coulé, elle a les joues roses, elle peut s’avancer vers eux.
« Mais que se passe t-il ? », lance-t-elle à la cantonade. Tous les yeux se retournent vers elle et les voisins lui font une allée d’honneur pour qu’elle puisse aller admirer « l’œuvre ».
Là devant elle, accrochée au mur qui donne sur la loge du gardien, un très grand tableau qui n’était pas là auparavant. Eve jette un coup d’œil rapide mais ne comprend pas que tout le monde reste scotché. Une nouvelle déco dans l’entrée ? Et alors, c’est quoi le problème ? Eve regarde de plus près ce tableau. Elle ne voit que du bleu ciel, du gris comme du brouillard, et des traits de pinceaux noirs tels des gribouillages d’enfants. Non vraiment pas de quoi en faire toute une histoire. En plus il n’est même pas signé, vraiment sans intérêt. Tout le monde se tait et attend qu’elle parle. Mince alors il y a le jeune homme du troisième qui la regarde, il ne faut pas qu’elle ait l’air trop cruche, il faut qu’elle sorte une tirade intéressante, un truc qui les scotche sur place. C’est alors qu’elle s’écrit :
« Oh mon dieu, mon dieu, quelle œuvre exquise, quelle finesse, quelle délicatesse, quel talent, savez vous qui a peint cette merveille ? » Eve avait entendu dire que le beau jeune homme du troisième était un artiste peintre. Peut-être que c’était lui qui avait peint cette croûte et avec la complicité de ce coquin de concierge, l’avait exposée là, sans vergogne, aux yeux de tous et de tout le monde. Mais bon, ne rien laisser paraître, feindre l’admiration afin de peut-être lui plaire. C’est alors que chacun et chacune y va de son explication. Non on ne sait pas qui a peint ce chef d’œuvre. Oui c’est réellement magnifique. Non on ne sait pas qui est venu l’accrocher.
« Tu parles ! », se dit Eve. Lucien ? Ne pas savoir qui est rentré dans son immeuble et s’est autorisé à toucher son mur ? IMPOSSIBLE ! Il feint l’ignorance, voila bien la preuve de sa culpabilité. Pour sûr, c’est lui qui est venu accrocher le tableau. Mais pourquoi le nie-t-il ? Hum…Eve se pique au jeu et aimerait bien savoir ce qui s’est passé. Elle les entend parler d’un probable rapport avec la citation Delacroix reçue la semaine dernière dans leur boîte aux lettres. « N’importe quoi » se dit Eve « quel lien peut-il y avoir entre ce tableau et de la publicité pour une coloration capillaire ? Ses voisins seraient-ils devenus zinzins ? Elle les regarde un à un, non vraiment ils sont irrécupérables. Elle tourne les talons et avec un sourire éblouissant lance un « Au revoir tout le monde ! et merci Lucien pour cette nouvelle décoration ».
Rentrée chez elle, Eve est un peu contrariée, il lui plaisait bien cet artiste du 3ième… Est-ce lui qui a peint ce tableau ? Mais alors pourquoi ne le dit-il pas ? « J’espère qu’il ne m’a pas trouvée idiote avec cette tirade sur la déco… il ne faut pas qu’il reste sur cette dernière impression. Il faut qu’il sache que derrière cette allure délurée il y a une grande sensibilité à fleur de peau… »
C’est décidé elle va monter au troisième pour aller frapper à sa porte. Eve prend tout juste le temps de se vaporiser généreusement de son dernier parfum et de changer sa brassière contre un push-up rembourré. Elle ne ressortira pas de chez lui sans connaître le fin mot de cette histoire.