CHARLES
Publié le 22 Janvier 2019
1/ La citation
L’hiver s’engageait dans l’automne. Debout dans l’air vif du petit matin Charles Duchemin attend à la station Pont Coty du tramway. Il se rend à son travail aux ateliers de l’ONF (Office National des Forêts).
A l’instant même où le convoi s’arrête face à lui, il serre au fond de sa poche le papier froissé.
Quelques instants auparavant, il avait remonté le col de sa veste en sortant de son immeuble. Au calme feutré du hall avait succédé brusquement le brouhaha des boulevards. Klaxons, cris d’enfants toujours occupés à se poursuivre, démarrages intempestifs des voitures. Il avait eu un instant de recul et déposé au fond de sa poche le texte découvert dans sa boîte aux lettres.
Il avait hésité à le jeter dans la corbeille à papier prévue à cet effet, comme toutes les publicités inutiles. Mais ce n’était pas une publicité. En fait ce message l’avait interpellé.
Il avait senti que quelque chose d’inhabituel allait se produire.
Confortablement installé, balloté au grès des accélérations du tramway il décida de le défroisser et de le relire.
« Il faut les moduler dans un reflet coloré comme la chair. Il ne faut pas que ce reflet soit complètement reflet (autrement dit, il faut casser le ton du reflet avec un autre ton). Quand on finit, on reflète davantage où cela est nécessaire. Il faut toujours modeler par masses tournantes, comme seraient des objets, comme sont les feuilles. Mais la transparence en est extrême. »
Mr Duchemin relève la tête.
Etrange ! Voilà bien la prose d’un amateur de peinture. La signature Eugène Delacroix ne prêtait pas à confusion.
Peut-être s’est-il trompé de boîte aux lettres. Ça pouvait intéresser Pierre l’artiste peintre du premier ou plutôt Stéphane l’étudiant aux beaux-arts du troisième et ce courrier leur était destiné !
Cette histoire de reflet avait l’air très importante pour le rédacteur de ce texte.
Pourquoi m’a-t-il choisi ? Est-ce un malentendu ?
Le tramway ralentissait et abordait un dangereux carrefour. Un de ces carrefours que l’on traverse toujours avec appréhension, avec des regards à droite et à gauche, avec ces hésitations qui caractérisent bien toute personne consciente des dangers. Le chauffeur s’engageait à vitesse réduite mais constante, sûr de sa priorité.
C’est ici qu’il aperçut Olivier avec sa petite valise à roulettes, le locataire du troisième. D’un regard fixe Olivier le dévisageait au travers des vitres, en pivotant la tête au fur et à mesure que la rame avançait. Pourquoi le regardait-il si intensément ? Ou bien est-ce l’ensemble du convoi articulé que son œil suivait ?
C’était la première fois qu’il s’attardait ainsi à croiser son regard. D’habitude ça se limitait à un bonjour distant en ouvrant les boîtes aux lettres. La différence d’âge peut-être ?
Par contre il n’était pas avare de confidences à Eve, l’Esthéticienne du même palier, qui suivait ses voyages. Olivier était steward et musicien, de talent semblait-il à en juger par les Ah ! Et Oh ! De la voisine.
Ce courrier ça pouvait être lui ?
Le texte sous ses yeux faisait remonter le souvenir enfoui de sa jeunesse. Toujours le même. Il aura fallu quelques lignes sur des nuances de reflets pour en prendre conscience.
La Mauritanie. Le désert. Nouakchott. Le vent glacial la nuit, L’air torride le jour. Les dunes à perte de vue chargées de reflets qui tremblent sous la chaleur et qui déforment tout. Les auréoles d’humidité qui changent le ton des rochers au petit matin. La transparence extrême qui ne dure qu’un instant. Le regard de cet enfant planté là, confiant et qui comprend ce qu’il fait.
Cette période de sa vie il n’en avait jamais parlé !
Il avait vécu là bas et personne ne racontera son histoire !
Mais qui d’autre que lui pouvait le faire…
2/ Le tableau
Charles claque la porte de son appartement et s’engage dans l’escalier.
Lucien, le concierge astique les marches et l’arrête de la main.
-Prenez l’ascenseur Mr Duchemin s’il vous plaît, ça m’arrangerait et puis vous découvrirez la surprise installée au rez-de-chaussée !
-Ah bon ! C’est tous les jours maintenant.
Charles rencontre Stéphane dans le hall admirant la toile installée là.
Lucien les avait rejoints abandonnant seau et balais.
-Je n’y comprends rien, je ne sais pas qui s’amuse mais je crois que je vais l’enlever. J’appelle le syndic pour lui demander son avis.
-Moi je trouve que c’est une bonne idée, enchérit Stéphane, belles couleurs et puis ce côté inachevé laisse imaginer pas mal de choses vous ne trouvez pas ?
Charles pensait à ce travail de reboisement dont il s’occupait après les terribles incendies de l’été. C’est ce à quoi lui faisait penser la toile en premier abord.
-C’est peut-être Pierre votre voisin du premier qui n’a pas eu la force de le monter chez lui et qui l’a déposé là. Celui là aux heures auxquelles il rentre et dans quel état ! Je ne vous dis pas… enchaîne Lucien.
-Vous pensez ? demande Charles en regardant Stéphane, mais quelqu’un l’a aidé à le fixer au mur alors ! Personne n’a rien entendu ? Bizarre.
-Ce courrier dans les boites hier, ça aussi c’était bizarre, poursuit Lucien.
-Vous aussi vous l’avez reçu ? s’étonne Charles,
-Si je vous le dis !
Stéphane hoche la tête, lui aussi l’a reçu ce courrier.
-Delacroix tout de même, ce n’est pas n’importe qui.
Stéphane enfile son sac à dos et se prépare à partir. Il s’adresse à Mr Duchemin :
-A la villa Arson il y a une toile d’un contemporain de Delacroix, un Dinet, vous connaissez ?
Charles interpellé réagit aussitôt
-Etienne Dinet l’Orientaliste ?
-Oui, prêté par le musée des Beaux-Arts pour une exposition temporaire. L’ambiance du désert y est très bien rendue.
-Une ambiance de désert dites-vous ? Il faudra que je passe vous rencontrer et voir cette toile en même temps, quand y êtes-vous ?
-Mais avec plaisir ! J’y suis tous les jours ! Il aura fallu un courrier étrange et ce tableau dans le hall pour que l’on fasse plus ample connaissance.
Le lendemain, Monsieur Duchemin arpente les couloirs de la villa Arson.
Des ateliers de part et d’autre donnant sur un jardin particulièrement soigné.
Une salle est réservée aux expositions temporaires et aux styles particuliers afin de permettre aux élèves de s’imprégner des tendances du passé.
La toile de Dinet en est la vedette.
L’atmosphère de la palmeraie est parfaite. Ombres rares sous les palmiers. Femmes occupées à leurs diverses tâches. L’eau rare irriguée vers les plantations. Murs en terre pour la protection contre le sable envahissant.
Charles se revoit jeune volontaire auprès de l’organisation des Nations Unies pour le programme de lutte contre la désertification dans les régions désolées. Avec de la bonne volonté à revendre il pensait apporter quelque chose au service de populations déshéritées
Il se voyait changer le cours de la fatalité…
Il retourne vers l’entrée tout à ses réflexions, quand par la porte ouverte d’un atelier il aperçoit une toile quasiment identique à celle du hall de son immeuble…
A la cafétéria de la villa Arson il en parle avec Stéphane :
-Dans cet atelier ce sont des anonymes qui s’expriment, disons des « premiers pinceaux » ceux qui s’exercent à la peinture. Le prof les guide dans leurs talents, après ils se spécialisent et essaient de se trouver un style.
-Mais dites moi, pourquoi vous intéressez vous tant à Dinet et à ce type de peinture ?
-Oh ! Une vieille histoire à laquelle je pense souvent. Je vous raconterais une autre fois, ça m’a fait plaisir de parler avec vous.
3/ Le message
Cette visite à la villa Arson n’avait apporté que d’autres questions.
Qui peut bien être l’auteur de toute cette animation ? Après tout pourquoi pas deux personnes ? La profondeur du message de Delacroix et la légèreté du tableau semblent le poussent vers cette hypothèse.
Tous les habitants défilent dans sa tête et là il se rend compte qu’il ne sait pas grand-chose d’eux. Depuis le départ de sa femme il s’était un peu réfugié dans son travail. Finalement il avait fallu que quelqu’un bouscule ses habitudes pour s’ouvrir aux autres.
Une seule chose de sûre : ce n’est pas Stéphane.
Louis le retraité de la police ? Pas du style à plaisanter…
Joseph le peintre en bâtiment ? Trop occupé par son boulot, part de bonne heure et rentre tard le soir…
Olivier le steward ? Toujours par monts et par vaux. Il a d’autres chats à fouetter… Non il pencherait plutôt vers un rêveur, quelqu’un qui aurait du temps…
Pierre l’artiste peintre ? Je ne pense pas, je le verrais plutôt place Rossetti le dimanche essayer de vendre ses œuvres… Alors ? Il ne reste que Nathalie l’étudiante du 3è (style potache la plaisanterie ça lui collerait peut être ?)
Judith l’écrivaine ? Ok pour le courrier de Delacroix mais le tableau ?
Maïlys la fleuriste ? Tiens pourquoi pas ! Sa décision est prise, il écrit à Maïlys.
« Bonjour Maïlys
Vous avez certainement constaté, comme nous tous ces deux choses bizarres, bizarre n’est pas le mot, je dirais plutôt étranges qui nous interrogent ! Je ne vous connais pas très bien mais j’ai pensé que… peut-être… le tableau serait de vous. Une ébauche de paysage, des traces floues évoquent des soupçons de fleurs, alors pourquoi pas vous ? Je tenais également à vous dire que j’entends souvent la musique que vous écoutez, toujours feutrée je vous rassure, mais je peux vous dire que vos choix ne me dérangent pas du tout.
Alors ai-je vu juste ? »
4/ Le rassemblement
Le lendemain, en ouvrant sa boîte, Charles eut la surprise de découvrir quantité de courriers. Plusieurs personnes traînent dans le hall. Un brouhaha général s’installe. Chacun y va de la sienne pour résoudre l’énigme du 2 Pont Coty !
Stéphane ne va pas dans le détail et a questionné tout le monde.
Judith l’écrivaine du 2è aimerait bien connaître le ou les auteurs de ces deux énigmes.
Une lettre anonyme à laquelle il ne comprend rien l’interpelle personnellement.
-Vous aussi, vous êtes destinataire de tous ces courriers ?
Plongé dans ses lectures, il est surpris. Il se retourne et aperçoit Maïlys. Il reconnait l’écriture de la lettre qu’elle a en main.
-Et bien non, désolée, ce n’est pas moi. J’aimerais bien connaître moi aussi celui ou celle qui a eu ces idées. Original non ?
-Oui, oui je suis de votre avis et puis ça bouscule nos habitudes…
Maïlys sourit.
Merci d’apprécier ma musique. Je ne suis pas une fan de télé et la musique est une passion pour moi. J’essaie toujours de ne pas déranger les voisins mais avec mes répétitions de tango c’est difficile d’écouter en sourdine.
Charles est interpellé.
-Ah bon ! Vous aimez le tango ? Mais c’est ringard pour une fille de votre âge non ?
-Pas du tout. J’aime beaucoup ce côté sensuel et nostalgique qui s’en détache.
Saudade comme disent les Argentins !
-Je vois que vous en avez une bonne connaissance ! Le tango je l’ai bien pratiqué. Carlos Gardel, Astor Piazzolla, Annibal Troilo, ça vous parle ? C’est autant de sensualité que de rigueur, de technique que de lâcher prise. De la voltige et de l’élégance, de l’émotion quoi ! Et puis c’est la dernière danse du toucher créée par l’homme. Avec ma femme on ne ratait aucun concours. Ça fait trois ans que je ne m’y intéresse plus, depuis son départ.
-Oh excusez-moi, je ne savais pas !
-Ce n’est pas si grave, ça me fait plaisir de découvrir que le tango intéresse aussi des jeunes comme vous.
-Il faut dire que vous en parlez presqu’en professionnel. On n’aura pas résolu l’énigme de notre immeuble mais on aura découvert quelque chose, termina Maïlys…
5/ Les surprises
Cette fin d’après midi dans le hall, ils sont tous là.
Ça alors mais où est passé le tableau ?
A la place deux citations de Saint- Exupery et Montaigne ! Excusez du peu. Un intello ce farceur ou bien conseillé.
Charles ne sait plus quoi penser.
-Alors toi t’es un as en communication ! Qui parle à qui ?
-Le conte de fées je suis en train de le vivre ! entend-on malgré le brouhaha.
Stéphane s’approche de Charles.
-Vous savez « l’avis non comme bon mais comme le mien » de la citation c’était bien vu !
-Ah bon ? Il faut me sous-titrer, je plane !
Joseph le peintre en bâtiments du 5è semble planer lui aussi. Ce serait donc lui ?
-Les amis tous chez moi pour arroser ça ! lance t-il à la cantonade.
Chez Joseph, les deux tableaux quasi identiques trônent dans le salon.
-La villa Arson m’a beaucoup apporté, précise Joseph.
-Et ton prof, il ne faut pas l’oublier : un crack en communication !
-Oui ! Il me disait : si tu veux te faire connaître il faut taper fort dès le début, c’est comme pour les récitals, le public est scotché dès la première mélodie, t’affirmer quoi !
On apprendra plus tard entre coupes de champagne et musique instrumentale que Joseph a pris sa carte d’artisan et travaille sur la restauration de bâtiments classés avec des artistes des beaux-arts. La peinture en trompe l’œil n’a plus de secrets pour lui. Le Graal quoi !
On se sépare entre félicitations et tapes sur l’épaule. De l’avis général on lui demande de remettre son tableau dans le hall, c’était vraiment chouette !
Voilà cette énigme résolue, pense Charles, je n’aurais pas pensé à lui. Je vais pouvoir terminer mon rapport sur le reboisement de Carros. Les pins ! Le mal est là. Sécheresse plus aiguilles de pins, la moindre étincelle et une colline entière part en fumée !
Il avait le souvenir de ces forêts d’Eucalyptus au Portugal, centenaires. Mais ici pas d’humidité de l’océan pour arroser les plantations.
Les chênes ont bien résisté aux sécheresses dans le Var. Il pense que c’est la bonne solution : une forêt de chênes. Il oriente son rapport en ce sens.
Il baille, regarde sa montre : 1heure 30. Bon, il est temps de se coucher…
…Aïn el Kseur la petite palmeraie à 150 kilomètres de Nouakchot revient. Le sable a envahi plus de la moitié des surfaces cultivées. Le service de désensablement se résume à une équipe de trois personnes, dont Ali gamin rieur à l’énergie débordante. Le matériel ? Un sac de riz ouvert en deux sur lequel on avait cousu deux ficelles en guise de bras. Et voilà la brouette. On y dépose cinq ou six pelletées de sable, puis le sac est tiré à même le sol à cinquante mètres et renversé en tas !
Charles dirige une équipe de plusieurs personnes, du matériel lourd qui désensable efficacement. Puis les équipes plantent quantités d’Acacias et de pousses de Palmiers aux racines innombrables afin de stabiliser les dunes sous le vent. Le principe fonctionnait en Europe pour bloquer les rivages exposés à la houle du large alors pourquoi pas ici ?
Tout cela sous l’œil imperturbable de l’ancien Touareg. Moham, visage brulé par le soleil, djellaba et turban lui couvrant la moitié du visage, appuyé sur une branche tordue en guise de canne.
Mais il faut arroser. Où trouver l’eau ? Un ancien amalgame de pierres effondrées ressemble à un vieux puits ensablé. Peut-être ? avait dit Moham. Avec l’équipe, Charles creuse, déblaye, étaye. Un chantier descendu jusqu’à dix mètres de profondeur et l’eau est apparue. Or saumâtre, mais or tout de même. Une pompe installée, consolidée et l’eau jaillit.
Emporté par l’enthousiasme de la jeunesse, Charles aidé par le petit Ali installe bordurettes de pierres, construit des murs séparant les cultures, trace des canaux, installe des Égades qui répartissent le précieux liquide vers les espaces complantés de Mil, de Fèves, de légumes. Le travail se finit tard le soir, sous les éclairs de chaleur et les nuages noirs qui filent vers l’horizon. Ici il ne pleut jamais avait dit le responsable du secteur. Et puis… Et puis…
Une averse violente, soudaine a gonflé l’oued. Tout a été emporté, sauf le puits. Les chèvres, maigre richesse, disparues avec les piquets. Les bordurettes renversées, les rigoles comblées, les murs abattus, les semences dispersées au loin. Une grande déception. Est-ce que la malédiction est durablement attachée à ce pays !
Le terrain laminé laisse ressortir des blocs de pierre perdues dans une immensité de sable boueux séché.
L’aube découvre les dunes de l’erg. Elles dérivent comme des reflets insaisissables mariant plusieurs tons. Les acacias ont tenu. Le soleil perce et écrase de sa puissance tout ce qui n’est pas ombre.
Charles regarde tout cela. Dur à digérer ce désastre quand on s’est investi à ce point. Révolté d’avoir été présomptueux, d’avoir voulu implanter ici ce qui fonctionnait ailleurs. Pauvre idiot, si ça avait été le cas, ils ne m’auraient pas attendu ! Face à lui, Ali, mains derrière le dos constate les dégâts, le regard pivotant entre le blanc et l’ancien.
Finalement l’ancien, fataliste assis sur une pierre, hoche la tête, ses lèvres remuent : -Il a l’air honnête ce Roumi mais il ne sait pas !
Lui il en gardera pour toujours un sentiment d’échec.
Des coups résonnent dans sa tête. Ce n’est pas son souvenir ça. Il ouvre les yeux. Les coups toujours, où ça ? La porte d’entrée résonne. Il regarde sa montre : 9 heures trente ! Ouh là je n’ai jamais dormi autant.
Il ouvre. Maïlys est là, un journal à la main.
-Excusez-moi de vous déranger un dimanche matin, mais je viens de lire : un concours de tango ce soir à l’Excelsior ça vous dirait ?
Charles sourit, se gratte la tête :
-Si je comprends bien, on a la journée pour s’entraîner…