VOLUBILIS

Publié le 4 Décembre 2018

La machine à laver finit d’essorer. Trois bip… le silence. Katia s’extirpe du canapé, pose son bouquin, attrape une bassine et sort le linge. Dehors, il fait grand beau. Juste une petite brise, idéale pour un séchage efficace.

Elle se dirige, légère, vers l’étendoir. Le soleil d’avril scintille. Elle leva la tête vers le ciel, lui sourit. Autour d’elle, le jardin, entouré de grands arbres, exulte de couleurs, de douceur, de printemps. Quelle bonne idée a eu son jeune époux de venir s’installer dans cette jolie région ! Il y a du travail à l’usine, il est bien payé. Elle a quitté son emploi pour le suivre et n’a pas encore retrouvé de poste. Peut-être n’a-t-elle pas vraiment cherché… Le salaire de David est bien suffisant pour eux deux…

Elle saisit une pince à linge, tire une chaussette de la bassine. C’est à cet instant précis que le grondement fait vibrer les vitres de sa maison.

Katia suspend son geste. Un flash lumineux accroche le coin de son œil. Elle tourne la tête dans sa direction, mais il a déjà disparu, de même que le grondement. Tout est à nouveau terriblement calme…

Vous avez entendu ?

Son voisin s’avance l’air soucieux.

On aurait dit un tremblement de terre. Et l’éclair, là-bas, du côté de la centrale, vous l’avez vu ?

Je l’ai à peine aperçu, répond Katia. De la centrale, vous êtes sûr ? Je vais appeler mon mari, il y travaille.

Le téléphone sonne occupé. Katia renouvelle l’appel plusieurs fois, en vain.

Ce n’est sans doute pas grave, dit le voisin d’un ton rassurant. Tenez, je venais vous voir pour vous faire un petit cadeau… Des graines de volubilis bleu pour camoufler votre vieux grillage.

Katia remercie le vieil homme.

Je les sèmerai demain, promet-elle.

Pour l’heure, elle s’inquiète pour David ; elle achève d’étendre sa lessive, préoccupée. Le linge humide fraîchit ses doigts, une vague senteur de lavande s’échappe de la bassine, invisible volute à l’odeur sucrée. Sucrée… Je vais me faire un chocolat chaud, rien de tel pour le moral…

Blottie sur le canapé, les mains autour de la tasse brûlante, la douceur veloutée du chocolat sur les papilles, elle savoure l’instant, se rassure… s’il était arrivé quelque chose, je le saurai… sursaute à la sonnerie du téléphone. Au bout du fil, l’accident… David blessé… hôpital... ne vous inquiétez pas…

Katia respire un grand coup. Une effluve métallique picote sur sa langue.

 

Et puis le quotidien chavire. Une plaie béante sur la centrale nucléaire, dégoulinante de becquerels, laisse échapper une coulée radioactive qui se répand dans toute la ville. L’air crépite, électrique. Évacuation en urgence… Ne prenez qu’une valise, vous serez de retour dans trois jours… Elle est partie loin de sa maison, loin de David. David irradié, David brûlé, David mort. Elle n’a pas eu le temps de le revoir. Regret, rage… douleur. Tout s’est passé si vite. Le bus sur la place, la police, et puis le gymnase pour les réfugiés, la promiscuité.

Au bout de trois jours, on leur a annoncé qu’aucun retour n’est possible. La ville, contaminée pour des milliers d’années, est interdite.

Au bout de trois jours, on lui a annoncé la mort de David. Le monde s’est arrêté. La vie s’est ensuite diluée dans une routine opaque dont elle ne sait plus rien.

 

Trente ans après, il ne lui reste de tangible que le souvenir de cette journée, avec ses bruits, ses odeurs. Qu’est devenu son voisin, le vieux monsieur ? Les graines de volubilis bleu qu’il lui avait données sont restées sur la table basse, dans la maison abandonnée. Auront-elles germé toutes seules ? Ce serait joli, des volubilis bleu dans le salon… Cette image lui sourit comme elle-même souriait au printemps, ce jour-là. Une éclaircie s’immisce, timide, dans son cœur, enfle, explose en un projet fou : retourner là-bas, chez elle, semer les volubilis et rentrer le linge qui sèche depuis trente ans.

 

La maison est sale et délabrée. Les vitres cassées, le salon pillé. Lézardes sur les murs, tapisserie déchirée. La poussière unifie les objets dans une grisaille poudrée. Pas de volubilis en fleur dans le salon, mais le sachet de graine est toujours là, sur la table, attendant d’être semé devant le vieux grillage. Le jardin n’est que broussaille, le vieux grillage a disparu. Ronces géantes, arbustes menaçants, arbres gigantesques encerclent la maison. Sur l’étendoir rouillé, quelques lambeaux de linge décoloré. Il n’y a rien à rentrer, rien à repasser, rien à ranger. Il n’y a plus rien, juste quelques fantômes, et ce goût métallique dans l’air. Les becquerels sont restés, eux.

Les graines de volubilis doivent être gorgées de radioactivité. Katia les laisse là où elle les a posées, il y a trente ans. Ne touche à rien, essuie une larme. Dépose le chagrin de sa vie dans la vieille maison. L’oublier ici, repartir… Ailleurs, dans le vrai monde et commencer enfin à vivre. A cinquante ans, il n’est pas trop tard.

Curieusement, la maison morte lui insuffle l’espoir. L’avenir s’ouvre, lumineux. Quelque chose de doux, quelque chose qui ressemble au bonheur se dilate dans l’air bleu du printemps, palpite sous sa peau. Une énergie nouvelle, sève endormie depuis trop longtemps, se lève, bouillonne.

Partir, fuir l’invisible danger, abandonner les fantômes. Demain sera joyeux, demain sera heureux. Katia referme doucement la porte bancale sur ses souvenirs. Quitte la ville d'un pas résolu.

Elle marche sans se retourner, cherchant un taxi, une voiture brillante et vivante, pour la ramener à son motel.*

 

 

* Phrase empruntée au roman Le maître du Haut Château de P. Dick, avec modification du temps des verbes.

Rédigé par Mado

Publié dans #Écologie et environnement

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