VEGAN CARNAGE
Publié le 5 Décembre 2018
Son pas pressé résonne sur la chaussée.
Il observe angoissé les aiguilles du clocher, assouplit la cadence, jette un œil nonchalant sur les tables en terrasse. Personne en vue.
Il s'assied en silence, pose son parapluie, laisse son regard flotter dans le brouillard.
Il aurait pu dire non. Refuser ce rôle protecteur qui lui colle à la peau. Un rôle qu'il a endossé depuis le départ de Sandrine. Sandrine… Un conflit permanent.
Les battements de son cœur ralentissent enfin.
Il hésite à rappeler Kilian. Un peu inquiet quand même... sans contrôle, l'adolescent pouvait donner libre cours à ses penchants... paradis artificiels, faciles et rassurants… au moins pour un temps.
Difficile de jouer encore au rabat-joie moralisateur. Besoin d'air... respirer un air nouveau.
Peut-être serait-elle ce nouveau souffle, ou du moins un chemin de traverse.
Ou bien une illusion de plus, qui permet d'avancer, un pas de côté, un pas encore, toujours debout.
La peur du vide. Un vertige qui s'empare de lui parfois.
Comment décider ? Kilian, ses faiblesses, Sandrine, sa force pesante, sa rigueur assumée.
Et lui au milieu. Comme sur un pont miné par le temps. Un pont de lianes fragiles qui s'effilochent dans sa tête.
Huit coups au clocher. Un frisson le parcourt... un de plus... un de trop ?
Il ne se rend même pas compte qu'il a pris sa décision, jusqu'à l'instant où la grisaille envahit l'horizon.* L'obscurité comme une chape de plomb, brutale, stagnante.
Hervé, face à son verre de blanc sec, figé, muet. Une odeur d'encens irradie ses papilles.
Le serveur lui apporte un bol de tapas, sauté de poulpe en persillade ; le nez en alerte. Ce parfum..
Son oreille, brouillée par les murmures en terrasse, perçoit un discret gargouillis.
Son œil droit désolidarisé scrute le bol, d'où émerge un doux clapotis de filaments tubulaires.
La lumière s'éteint brusquement.. une nuit totale. Un parfum de mélasse et d'iode se répand au milieu des tables comme un fluide hypnotique.
Les fêtards nocturnes sont figés sur leurs chaises, simulant une flashmob impromptue.
Les tapas s’animent, délivrés par l'obscurité. Les gambas rejoignent les poulpes et exhibent fièrement leurs antennes tactiles.
Hervé croit percevoir des ondes sonores inconnues... Un battement sourd et rythmé... Un cœur lourd qui s'avance en sourdine. L'air ambiant semble s'épaissir... un bataillon de fragrances subtiles, encens, tomate, ail, persil, poivron.. La nausée.
Sandrine l' avait averti. Elle, et son obsession végan.
Un frisson le parcourt à nouveau. Le dos fixé au dossier, les pieds qui tentent de prendre vie..
Il veut toucher la table, le bol, un voisin... impossible. Ses doigts sont liquéfiés, et son œil droit révulsé par le spectacle du ballet marin. Ses neurones fermentent.. pourquoi cette obscurité ?
Une révolte bestiale ? Sandrine, encore. Et la visite surprise aux abattoirs.. la violence inhumaine. Ses yeux semblent danser, un cercle frénétique. La terrasse est toujours figée comme sur une photo sépia. Un jeune poulpe atterrit sur sa chaussure. Peut-être... le vin qui lui retourne les tripes, ou Sandrine qui le met aux abois. Il doit se calmer. Revenir aux sources.
Hervé, un carnassier. Protéiforme, disaient les moqueurs.
Une enfance dans les volcans d'Auvergne, où un tempérament éruptif ont mis les parents à rude épreuve. Après-guerre, chacun voulait mordre la vie à pleines dents, et les repas se voulaient source de joie, autant que de calories. Le boucher voisin était cousin du père. Un bon prétexte pour le visiter chaque jour, et suivre ses conseils pour faire du repas un festin. Sans parler de ses talents d'artisan, maître dans l'art de la charcuterie fine, pâté de caille, rillettes aux cèpes, saucisse aux fines herbes.. Hervé salive dans son rêve.
Sandrine a changé sa vie… en tous sens. Elle, elle embrasse les arbres. Elle leur parle aussi.
Dès l'aube, lait d'amande et céréales, jusqu'au soir, quinoa aux épices, en passant par les séances de béatitude face au soleil, entourée de ses amis permaculteurs… Le souci d'une biomasse respectée.
Ce qui l’a séduit, Hervé , c'est ce qu'elle irradie. Un visage comme une planète bienveillante, des yeux comme des étoiles, une bouche en forme de cœur. Et surtout un sourire comme un avis de temps calme. Avant la tempête. Un élan sincère vers l'univers entier.
Hervé.. les animaux, il les aime depuis toujours. Bien grillés, dans un premier temps… mais c'était avant. Il en a les joues et le corps rouge de honte... un peu flasques aussi. Dès leur rencontre dans un bar bio du centre ville, elle avait voulu le mettre au sport, et au soja. Un vrai challenge pour lui, fonctionnaire divorcé, zélé puis résigné, en charge d'un ado survolté, branché en courant continu.
Passer du nucléaire au tout solaire.
Ses idées s'embrouillent.
Il fait de vrais efforts pour elle. Il met de l'eau dans son vin. De l'eau purifiée dans du vin bio. Il se sait fragile devant cette force tranquille.
Une main frôle son épaule. Sandrine se tient face à lui.
Elle s'assoit et commande une vodka. Mauvais signe. Il ferme les yeux et soupire doucement.
Des Volubilis bleu céleste... Une lune d'Opale.
Hervé n'écoute plus. La bouche de Sandrine, face à lui, poursuit ses volutes gracieuses, paresseuses. Un bruissement épars. Il est le dos collé, les bras en croix... Un sachet de graines vides. Elle vient de lui annoncer sa nouvelle lubie. Une adhésion au mouvement “ Démographie responsable” qui prône l'abolition des naissances. Ultime décision.
Un enfant qui naît pèserait une empreinte carbone considérable, constituerait un appauvrissement des ressources naturelles, sans parler des déchets produits.
Hervé sent le froid envahir son corps… Une légère sueur. Il soulève un sourcil, crispe sa lèvre inférieure.
Kilian, une empreinte carbone ?
Non... un ado plein de vie, d'élans, de promesses.. et de soucis. Et Sandrine dans une vague antinataliste. Une promesse de beaux lendemains...
Après le yoga et le lait de soja, la pilule semble amère. Il avait rêvé un moment d'une sœur pour Kilian, qui l’aurait accompagné dans sa maturité..
Sandrine et ses amis... un frein à son rêve ! Du moins pour le moment.
Elle a même évoqué une vasectomie possible. Elle exagère ! Il sourit.. C'est aussi, pourtant, ce qu'il aime en elle. Un engagement total, excessif parfois, pour dit-elle, la survie de la planète.
Une survie qui abolit les naissances ? Son sourire se mue en rire franc, qui secoue son corps par saccades, et le ramène au réel, face à elle.
Elle s'étonne de sa bonne humeur retrouvée. “ Alors tu es d'accord... pas d'enfant ?”
Il répond d'une moue bienveillante : “ Ok ,no kid, un monde de vieux, comme au Japon..”
Elle se dresse amusée, consciente de l'ironie mordante.
“ Bon , on en reparle plus tard.. on trinque ? ”
* Phrase empruntée au roman La fin de l’Éternité de I. Asimov, en changeant le temps des verbes