TOMBÉ A L'EAU
Publié le 10 Décembre 2018
Trois frères. Pas inscrits sur le même livret de famille, mais les liens qui les unissaient dataient des bancs de leur première journée d’école. Ils avaient grandi ensemble, partagé mille expériences et morceaux de vie. Soudés à jamais. Et même l’éloignement physique dû à leurs métiers respectifs n’avait pas pu les disperser. A l’approche de la quarantaine, ils avaient fomenté le projet de partir quelques semaines en VTT, accompagnés de leurs seules tentes et sacs de couchage et de quelques nourritures.
Il y avait Michel, ingénieur de son état, avec dans la tête dix idées à la minute. Puis Jean-Marc, à la fois pragmatique de par son boulot de logisticien et timoré par son peu de connaissance de la nature. Et enfin Olivier, rêveur indécrottable, pour qui tout était possible tellement son imagination prenait le dessus sur la réalité des choses.
Ils étaient donc partis, bien chargés, en direction de la Vallée Haute et, après cette première journée, ils avaient monté leur campement sur un alpage après avoir franchi un ultime verrou refermant une partie de la vallée.
Un grondement sourd se fit entendre alors que Jean-Pierre s’affairait devant le réchaud. Puis le bruit de quelques rochers qui s’étaient détachés de la falaise qui les surplombait. Rien d’inquiétant pour le moment. C’est courant en montagne ces mini-éboulements.
Dans la demi-heure qui suivit, le ciel s’obscurcit brutalement et un vent glacial se mit à souffler. Un orage. Ça aussi c’est banal en montagne en fin de journée. Mais bientôt, des trombes d’eau se déversèrent sur le camp. Les éclairs illuminaient leurs visages hallucinés par la soudaineté et la violence de cet orage. Le vent forcit encore et emporta une des tentes. Ils avaient du mal à rester debout, occupés qu’ils étaient à rassembler leurs affaires. Dans un craquement sinistre, un sapin s’effondra, touché par la foudre. Le campement baignait maintenant dans une immense flaque d’eau, un marécage dans lequel la deuxième tente affaissée avait triste allure. L’eau déversée par cet orage d’une rare violence ne pouvait plus être absorbé par le sol qui la vomissait.
Ils se résignèrent, alors que la clarté du jour déclinait, à se hisser sur un promontoire rocheux au-dessus des restants de la deuxième tente, hissant simplement leurs sacs et abandonnant leur matériel et leurs vélos. A ce moment précis, dans un grondement de chocs rocheux, une énorme vague, un flot épais dévala du haut de la vallée. Le barrage avait, semble-t-il, lâché et son contenu était en train de dévaler entraînant sur son passage des troncs et des rochers qui venaient chacun à leur tour boucher peu à peu le verrou franchi quelques heures auparavant.
Les trois amis regardaient, impuissants, ce déchaînement des éléments naturels. Bien évidemment, leur campement était à présent totalement détruit. Recouvert par les flots, leur matériel et leurs vélos avaient été broyés au milieu des troncs d’arbres et des rochers. Il semblait que le lac artificiel d’altitude s’était déplacé 300 mètres plus bas et le niveau montait peu à peu, transformant ce plateau idyllique quelques heures auparavant en une étendue d’eau gigantesque.
Aucune parole échangée. Tous les trois étaient devenus muets, statues figées, témoins de la colère de la nature.
Le calme revint lorsque le débit de l’eau diminua. Le lac était vidé. La pluie baissa d’intensité, un orage ne dure jamais plusieurs heures... Le silence reprit sa place, interrompu par quelques craquements isolés qui se faisaient entendre de plus en plus rarement.
Ils étaient trempés. Grelottants, ils reprirent peu à peu leurs esprits. Ils n’avaient pas vraiment le choix pour la suite de leur aventure… Il faisait maintenant nuit noire. Ils se recroquevillèrent comme ils purent dans un coin de rocher et glissèrent leurs pieds dans leurs sacs à dos. Il fallait passer quelques heures ainsi, jusqu’à ce que la première luminosité de l’aurore apparaisse. A ce moment-là, il leur fallait tout simplement repartir, quitter ces lieux. Les regards qu’ils échangeaient parlaient pour eux. Ils se secouèrent et commencèrent à marcher à flanc de montagne. Chacun pensait à ce à quoi ils avaient échappé, loin de leur cocon familial, loin de leur environnement quotidien.
Mais pour le moment, une longue matinée de marche les attendait. Et si les hommes restaient silencieux, c’était parce qu’ils avaient largement matière à réfléchir et beaucoup à se rappeler.*
*Phrase empruntée au roman Fahrenheit 451 de R. Bradbury.