LE LOUP
Publié le 24 Décembre 2018
Garde forestier dans le canton de Saint-Martin-Vésubie, je partis tôt ce matin-là pour rejoindre mon poste. L'aube pointait quand je pénétrais dans un espace herbu. J'étais vêtu de vêtements verts pour me fondre dans la nature. Un loup avait été abattu dans cette contrée isolée au-dessus de la Madone de Fenestre. Je me positionnais dos à l'est et j'examinais les alentours avec de fortes jumelles. Au passage j'accrochais la ferme de l'Antoine, ce querelleur qui tenait sa famille d'une poigne de fer. La Mélanie, sa fille, versais le café à son père en premier, attendit son approbation pour servir son mari Augustin le flegmatique. Vint ensuite le tour de sa fille de huit ans, et, toujours debout, elle but sa tasse, appuyée sur un montant de la fenêtre dont les vitres étaient parsemées de chiures de mouches. Une sensation de malaise transpirait de ce tableau pourtant banal. Je laissais ces gens à leurs affaires, je n'étais pas là pour eux. Je revins sur ce loup dont le corps servait de festin à des charognards. Le soleil déjà haut éclaira la face sud de ces montagnes révélant les reliefs et les anfractuosités invisibles quelques minutes auparavant. De la vallée apparurent quatre employés du parc Alfa. Le temps d'arriver sur les lieux, il ne leur resterait que les os à expertiser pour connaître l'origine de cette mort. Les bergers seraient les premiers suspects, fatigués et désemparés de voir leurs troupeaux décimés par ce prédateur, réintroduit par l'homme, de surcroît.
Après une enquête rondement menée, deux bergers furent convoqués pour une reconstitution. Le jour dit, à l'heure convenue, ils arrivèrent sur les lieux. Les enquêteurs vinrent avec deux gendarmes. Les bergers refusèrent de se prêter à un simulacre de reconstitution car ils maintenaient leurs premières déclarations. Ce jour-là, ils étaient aux alpages. La discussion fut interrompue par une quinzaine de bergers venus annoncer le carnage d'une centaine de moutons à une heure de marche. Ils invitèrent les enquêteurs à venir voir de leurs propres yeux les ravages occasionnés par les loups. Bon gré, mal gré, ils suivirent. Le vol des vautours, le bêlement des moutons, l'odeur nauséabonde les prévinrent qu'ils arrivaient sur les lieux. Une vision horrible les attendait. Beaucoup de bêtes mortes, d'autre blessées, encore vivantes, étaient déchiquetées par les oiseaux de proie. Un charnier, l'odeur ! Une puanteur irrespirable, insupportable sous ce soleil resplendissant du mois de juillet. Une journée faite pour le bonheur, le plaisir, incongrue à la vue de ce spectacle. Malgré cela, les deux bergers incriminés furent inculpés. A leur arrivée à Saint-Martin, ils furent mis en garde à vue à la gendarmerie. Le bruit ayant couru dans le village, tous les habitants houspillèrent les gendarmes. Le lendemain matin, un message direct se trouvait placardé sur la porte de la gendarmerie au-dessus d'un cadavre de loup : un autre loup sera abattu pour chaque jour d'emprisonnement des bergers. Le maire convoqua le sous-préfet, le directeur du parc Alfa, pour une réunion d'urgence. Les avis divergeaient, le soir aucune décision ne fut arrêtée et les suspects restèrent dans leurs cellules. Malgré les rondes de surveillance la nuit, le lendemain un deuxième loup gisait mort sur le sol. Les villageois soutenaient les prévenus car le loup avait été introduit sans leur consentement. Antoine n'était pas le dernier à vociférer contre cet abus de pouvoir. Avant d'être jugés, et sans preuves évidentes, les bergers n'avaient pas à être retenus, leurs troupeaux aux alpages livrés à eux-mêmes. Un avocat niçois fit le déplacement, fit libérer les deux bergers avec toutefois la contrainte de ne pas sortir de la commune. L'Antoine se frottait les mains, il n'était pas mécontent de la tournure de cette affaire. Heureusement, pendant les dernières quarante-huit heures, il n'y eut aucune attaque sur les troupeaux. A croire que les auteurs des carnages étaient les deux canidés abattus. Après l'autopsie du cadavre du premier loup, il apparut qu'il avait été tué par une cartouche d'un fusil Lebel de la guerre de 39-45. L'Antoine en possédait un. Après un premier interrogatoire, il répondit à toutes les questions et put repartir à sa ferme rejoindre sa famille. Un deuxième suspect, surnommé sac à vin, cuvait tranquillement sa dernière cuite en balançant, pour s'amuser, des grands coups de tatanes à un chien famélique. Il fut gentiment tiré de son état léthargique par un gendarme, reconnut avoir ce type de fusil suspendu à un gros clou à l'intérieur de la porte de la grange. Dans l'état de délabrement où se trouvait ce fusil, il ne pouvait en aucune façon tirer quoi que ce soit. Les gendarmes le laissèrent à son occupation favorite : la sieste. Les jours suivants, Antoine, qui ne voulait plus qu'on l'appelle l'Antoine parce que lui savait, fréquentait de plus en plus les troquets délaissés par les touristes. De ballons en canons en génépi, de griseries en soûleries, il se livrait de plus en plus, fier d'avoir un bon public. Ses élucubrations vinrent aux oreilles des gendarmes qui le convoquèrent à nouveau et n'eurent aucun mal à le faire parler. En fait, il voulait initier son gendre Augustin à la chasse, lequel n'était doté que de deux mains gauches et d'un strabisme sérieux des deux yeux, qu'il fermât avant de tirer car il avait en horreur les armes à feu. Cet imbécile de loup se trouvait là fort mal à propos. Au moment où je vous parle la sentence est en délibéré.