LE FACTEUR HUMAIN
Publié le 10 Décembre 2018
Depuis toujours il marchait. Du moins, c’est ce qui se disait dans ces montagnes. Louis avait-il jamais été bébé rampant à quatre pattes ? Nul ne s’en souvenait. Depuis toujours il marchait. Sans autre but que le bonheur de marcher, de s’enivrer du spectacle des montagnes et du chant des oiseaux.
Alors naturellement, à l’âge adulte, il devint marcheur professionnel. Il marchait, été comme hiver, écrasé de soleil ou inondé de pluie, poussé par le vent léger ou luttant contre la tourmente. Il marchait, le visage illuminé de son sourire immense ; et la sacoche au côté. En début de tournée, elle pesait sur son épaule, du poids de tous ces messages à délivrer ; mots d’amour et de ruptures, complaintes et compliments, factures et héritages, fortunes et banqueroutes, deuils et naissances, maladies et guérisons… un concentré de la vie des humains sur Terre. Pour un facteur, comment discerner les bonnes des mauvaises nouvelles ? Il y avait bien des indices, parfois, selon l’écriture, l’expéditeur ou la décoration de la missive, mais en règle générale le porteur de nouvelles ne savait deviner s’il apportait joie ou détresse au destinataire. Alors, lui, il avait choisi : le sourire immense, le bonheur affiché, la compassion et la bienveillance érigées en principe.
Louis marchait. Chaque jour la même boucle, les mêmes chemins, les mêmes sous-bois, les mêmes grimpettes vers les cols, les mêmes sources rafraîchissantes, les mêmes escarpements rocheux, les mêmes descentes vers les hameaux reculés et les chalets isolés. Louis marchait, bercé par la musique de ses compagnons de route, ses amis à plumes qui toujours accompagnaient ses pas. Les habitants avaient noté que, curieusement, les oiseaux semblaient annoncer le passage du facteur : leur chant s’amplifiait à son approche et il n’était pas rare qu’un attroupement de volatiles accompagne sa silhouette. Les montagnards suspendaient alors leurs travaux et observaient attentivement le messager dans l’espoir d’un courrier. Pour Louis c’était chaque jour le même bonheur d’être attendu et accueilli comme le Messie, lui qui ne faisait que marcher pour son propre plaisir en compagnie de ses amis volants. Il avait toujours un mot gentil pour accompagner une remise de courrier et si d’aventure il n’avait rien à distribuer à un villageois dans l’attente, il s’en excusait par son rituel « Rien pour vous aujourd’hui ; demain peut-être. ». Chaque jour le même parcours ; mais chaque jour différent. Louis était passé maître dans l’art de relever les variantes. Une couleur de ciel peu ordinaire, un nuage étrange, un brouillard épais, une tache de coquelicots nouveaux, une mousse naissante sur la roche aride, une pluie plus abondante que d’habitude. A défaut de tenir un journal écrit, il gravait ces anecdotes dans sa mémoire.
Sur un coup de cœur, Louis avait choisi d’habiter un chalet d’altitude isolé, isolé surtout de l’agitation futile des hommes dans les villes et les vallées. Il y vivait quasiment en autonomie, savait quérir l’essentiel de sa nourriture dans la nature, cultivait des légumes de saison et élevait quelques bêtes en complément. Louis avait assez peu à faire avec le reste de l’humanité, mis à part la distribution du courrier. Ses visites se limitaient au passage de rares randonneurs. Et de Petit Pierre.
Chez lui au cœur de la montagne, entre deux tournées, Louis pouvait librement s’abandonner à la contemplation. Il aimait rester des heures à observer le ciel et la vie de ses habitants : émouvantes nuées mouvantes des étourneaux, chassés-croisés des hirondelles, ballets planés des balbuzards, choucas, faucons ou encore, les jours de chance, du gypaète barbu, son préféré. Et il savait s’emplir les sens de leurs musiques : le sifflement strident du rapace en altitude, le jacassement des corneilles, le concert des étourneaux ponctué des cris d’hirondelles, la mélodie des merles. Louis les avait si bien écoutés qu’il était devenu capable d’imiter bien des chants d’oiseaux. Pendant ses tournées solitaires, il avait pris le pli de siffler en marchant, lorsque l’effort le lui permettait et que personne alentour ne pouvait remarquer son manège ; c’était son petit secret. C’est pourquoi il était accompagné de volatiles des montagnes avec qui il conversait à sa manière, à l’abri des regards. Louis suspendait ses dialogues à l’approche des zones habitées ; personne ne savait pourquoi il était accompagné par les oiseaux, sauf Petit Pierre.
Petit Pierre vivait au hameau proche du chalet de Louis. C’était un enfant de la montagne, curieux de tout, dégourdi comme tout, qui se construisait au contact de la nature. Il préférait toujours bâtir un barrage éphémère dans un torrent, monter un poste de guet dans un arbre ou encore rester à l’affût d’une marmotte plutôt que de jouer au ballon ou à la guerre comme les garçons de son âge. D’ailleurs, il n’y avait pas d’autres garçons de son âge au hameau. Petit Pierre adorait la montagne et la marche, du moins autant que ses petites jambes le lui permettaient ; chaque jour, il accueillait Louis avec tout son bonheur innocent et il l’accompagnait un moment sur les sentiers, un moment seulement, jusqu’à ce que le facteur lui ordonne gentiment de rebrousser chemin. Petit Pierre s’aventurait fréquemment jusqu’aux abords du chalet de Louis, tapi derrière un arbre ou un rocher, tous les sens aux aguets, fasciné par l’observation de celui qu’il avait surnommé « le Siffleur ». Louis faisait mine de ne pas remarquer sa présence et poursuivait ses conversations avec les oiseaux. Louis devait bien reconnaître dans son for intérieur que parfois il attendait la visite discrète de l’enfant.
La vie coulait ainsi dans les hauteurs. Mais les hommes des vallées prolongèrent les routes jusqu’aux hameaux reculés et Louis atteignit l’âge où l’on cesse de travailler. Il fut donc chaleureusement remercié pour ses bons et loyaux services, et remplacé par un agent au volant d’un véhicule tous terrains. Les habitants furent invités à retirer eux-mêmes leur courrier déposé dans des boites à lettres flambant neuves installées au cœur des hameaux ; et pour ce qui concernait les colis et autres recommandés, le bureau de poste de la vallée était à la disposition de la population. C’était moderne, économique, rationnel et justifié par la raréfaction du courrier ; c’était ainsi et pas autrement.
Les montagnards furent donc condamnés à ne plus recevoir la visite de Louis, annoncée par les chants de ses compagnons de route, au grand dam de Petit Pierre qui se retrouvait subitement privé des passages enchanteurs du facteur. Plus de facteur, plus de sourire bienveillant. Plus de facteur, plus de musique. Plus de facteur, plus de gaieté. Place au spleen et au repli sur soi. Peu à peu, les habitants manquèrent d’entrain dans leur quotidien, ils se blessaient aux travaux plus que de raison, des disputes éclataient entre voisins, pour un rien, les soucis quotidiens prenaient des proportions calamiteuses, les petits maux de saison tournaient en maladie. Même le climat décidément plus clément paraissait maussade, désagréable ou trop clément, justement. Rien n’allait plus dans les hauteurs et plus d’un montagnard songeait à descendre vivre en vallée, dans la vallée agitée, anonyme et exiguë, mais moderne et confortable, promesse de remède à tous les maux.
Dans son chalet isolé au cœur de la montagne, Louis profitait de son temps libre pour observer et converser à l’envi avec les oiseaux. Bien sûr, les tournées lui manquaient, en particulier pour l’accueil chaleureux des montagnards. Et pour l’exercice physique. Alors bien souvent, il repartait sur les sentiers, un peu comme avant. Mais les choses avaient changé. Si personne ne manquait l’occasion de lui lancer un salut amical ou simplement poli, Louis sentait bien qu’il n’était plus attendu comme le Messie ; il remarquait chaque fois un peu plus les changements d’humeur de la population. Et puis, à y bien réfléchir, la montagne avait changé peu à peu, insidieusement. A quand remontait la dernière tache de coquelicots nouveaux ? Ou la mousse naissante sur la roche aride ? Depuis quand n’avait-il pas franchi un col envahi de brouillard épais ? La pluie n’était-elle pas plus rare qu’avant ? Et les sources qui jalonnaient son chemin, n’étaient-elles pas en train de se tarir une à une ? Là-bas, dans les villes, on parlait de « réchauffement de la planète » et de « dérèglement climatique », sans trop savoir ce que cela signifiait mais, pour lui, c’était bien concret dans son quotidien et cela l’attristait ; parfois, il se sentait vieux, en décalage avec ce monde qu’il peinait à comprendre.
Tout cela n’avait pas échappé aux observations attentives de Petit Pierre. Le garçon accueillait et accompagnait le facteur comme avant et se rendait au chalet isolé pour ses visites discrètes plus souvent que par le passé. Louis était émerveillé par ce garçon qui lui rappelait sa propre enfance. Petit Pierre savait reconnaître le chant de la plupart des volatiles des montagnes et il tentait maintenant de siffler. Il disait : « Louis, apprends-moi le cri du gypaète barbu. ». Et Louis s’efforçait de lui enseigner sa connaissance du langage des oiseaux.
Malgré le jeune âge de l’enfant, ils entamaient parfois des discussions de grandes personnes sur la tournure des événements. Dans son innocence enfantine, Petit Pierre sentait bien qu’on peut toujours compter sur le facteur humain. Il disait : « Quand je serai grand, je serai facteur à pied, comme toi. ». Et Louis était bien obligé de lui rétorquer que ce temps était révolu, que les messages circulaient maintenant dans les airs, portés par les ondes et non plus par un homme poussé par les vents. Mais le retraité ne pouvait s’empêcher de lui décrire le parcours de sa tournée, de lui signaler les points de repère et les points d’eau, comme si l’enfant pouvait un jour prendre sa suite. Petit Pierre disait aussi : « J’aimais bien quand tu apportais le courrier. Je savais toujours quand tu allais arriver en regardant les oiseaux. J’aimais bien ça, attendre que tu arrives, avec ta sacoche, même s’il n’y avait pas de courrier pour nous. Et puis quand tu venais, les gens étaient contents ; maintenant, ils se disputent tout le temps. ». Louis en avait le cœur meurtri, il avait tant aimé semer un peu de bonheur, distribuer des sourires en même temps que le courrier pendant toutes ses années. Un jour Petit Pierre suggéra : « Tu pourrais faire semblant ; tu nous manques, et les oiseaux aussi. ».
Le lendemain, Louis attrapa sa vieille sacoche, y glissa quelques enveloppes vides et reprit le chemin de sa tournée. Il marchait, écrasé de soleil, comme avant, la même boucle, les chemins, les sous-bois, les grimpettes vers les cols, les rares sources rafraîchissantes, les escarpements rocheux, les descentes vers les hameaux reculés et les chalets isolés. Il sifflait en chemin, accompagné par ses amis volants qui annonçaient à nouveau sa venue. Les montagnards, d’abord surpris de ces visites inattendues avec la sacoche au côté, délaissaient un instant leurs travaux, adressant un salut poli au messager qui ne manquait pas de leur répondre par son sourire immense et son rituel « Rien pour vous aujourd’hui ; demain peut-être. ». Au fil des jours, le salut poli vira au bonjour amical, la surprise fit place à l’attente du messager. L’harmonie et la bonne humeur revenaient peu à peu.
Bien sûr, le courrier restait distribué dans les boites à lettres par le préposé en véhicule tous terrains ; les montagnards émigraient progressivement dans les vallées où la chaleur devenait étouffante ; les sources continuaient de se tarir. On n’arrête pas la marche du temps. Mais le climat social s’améliorait sensiblement. Personne ne sut pourquoi ni comment l’harmonie revenait dans les hauteurs. Sauf Petit Pierre, peut-être.