FUMÉES SOURNOISES
Publié le 9 Décembre 2018
Marc est attentif avec son ciseau effilé. Il taille la moustache de Thomas qui, lui, est détendu, tranquille, les yeux mi-clos. Il sait que Marc est le meilleur barbier de la vieille ville. Cet attribut masculin que l’on disait ringard revenait à la mode.
« Belle moustache » est une institution ici. Tous les hommes connaissent cette adresse.
La discussion s’engage avec des clients qui patientent, barbe en broussaille, cheveux à l’abandon.
-Franchement, on habite une belle ville. Les plages, les jardins, des avenues que tous nous envient, on n’a pas à se plaindre non ?
-Oui, répond Marc distrait.
Il a terminé sa taille sculpturale. Il se recule pour apprécier l’effet rendu sur Thomas et enchaîne :
-Tout ça c’est bien beau mais tu oublies les rejets de l’usine de traitement des déchets ! Certains jours, par vent d’est, on perçoit bien ces poussières et ces odeurs qui survolent la ville.
-Oh ! Tu exagères, répond l’autre. D’abord, les déchets, on en fabrique des tonnes par jour, il faut bien les traiter ! Et puis je vais te dire :
Mon beau-frère qui y travaille me décrit chaque fois que l’on en parle, le procédé « Modèle en France ». Je ne saurais pas le raconter, mais quand il a terminé de nous le détailler, on se sent rassuré. Tout est prévu !
-Il ne serait pas un peu mégalo ton beau-frère ? Tiens, Monsieur Thomas, vous qui êtes journaliste, vous devriez la visiter cette usine et nous sortir un de ces articles dont vous avez le secret !
Thomas sourit, s’époussette et se lève. Marc secoue la blouse de protection, récupère les poils rebelles échappés.
Journaliste d’investigation au mensuel « Dossiers sensibles », deuxième plus gros tirage du pays, Thomas rejoint, par les grands boulevards, son journal.
A pieds, les mains dans les poches, il réfléchit.
Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? C’est vrai que les messages rassurants des autorités semblaient évacuer le problème. Tout avait été pensé, étudié, résolu et aussitôt diffusé par voie de compte-rendu dans la presse journalière, films à la télévision.
Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Un peu trop, pensa t-il. Comme si on voulait éviter que l’on y jette un œil.
Il se rappelait ce reportage avec une noria de camions déversant les déchets de la ville dans un énorme entonnoir. Un système sophistiqué de tapis roulants dirigeait l’ensemble vers un four où tout était brûlé « à 1000 degrés » avait relevé le reporter de l’époque. Vous vous rendez compte « quatre fois la température de votre four à domicile », rien ne résiste !
-Et les poussières ? interrogeait juste à propos un drôle de personnage. Choisi peut-être ?
-Les poussières ? Quelles poussières ? Tout est canalisé dans une gigantesque cheminée ceinturée par un réseau d’eau qui asperge en permanence les fumées. Les impuretés tombent au fond et sont retraitées dans le four, seule la vapeur d’eau s’échappe du conduit. Tout est contrôlé. Elle peut survoler la ville, aucun danger, aucune incidence quel qu’elle soit, délayée dans l’atmosphère ! De plus, la chaleur du four est récupérée pour assurer le chauffage de 400 logements. Rien n’est perdu.
Trop beau pour être vrai. Voilà dix ans qu’elle fonctionne cette usine. Et puis ce n’est pas faux ce que disait Marc. Les poussières qui nous piquent la gorge certains jours viennent bien de là !
Thomas arrivait à son journal. Il poussa le tambour d’entrée.
Il ne se rendit même pas compte qu’il avait pris sa décision jusqu’à l’instant où la grisaille envahit soudain tout l’horizon.*
***
Les lunettes posées sur son bureau, Thomas se frotte les yeux. Cet orage n’en finit pas. D’une violence inconnue. Averse sur averse, ciel noir, bouché. On ne distingue plus les immeubles d’en face. La pluie rageuse frappe les vitres du journal. Il n’avait pas le souvenir d’un tel déchaînement. Le dérèglement climatique devient réalité dans son esprit.
Jonathan, le spécialiste de la rubrique « Sport et Nature » s’approche de Thomas une tasse de thé à la main :
-Qu’on ne vienne pas nous dire que tout cela est normal ! Amateur de montagne, je peux te dire que là-haut c’est pire. Arbres déracinés, chemins de randonnées défoncés, éboulement répétitifs sans compter rivières en furie et rives effondrées. La pollution de nos villes grimpe jusqu’à nos sommets. En été on respire aussi mal à deux mille mètres qu’en centre ville. Ce réchauffement il va bien falloir l’arrêter. Les belles paroles ne suffisent plus !
Thomas rêveur lui répond machinalement :
-Oui peut-être, c’est un peu radical ce que tu proposes. Il faut en être sûr et traiter les problèmes au fur et à mesure. Je vais débuter mon investigation à l’usine de traitement.
-Ah ! Celle-là avec ses rejets « tout ce qu’il y a de plus conforme » nous disent-ils, il faudrait l’arrêter.
-Les déchets ne diminueront pas du jour au lendemain. Tu proposes quoi ? Les brûler en tas et rejeter les fumées dans l’atmosphère ?
Jonathan hausse les épaules et rejoint son bureau.
La pluie diminue et s’arrête aussi vite qu’elle avait débuté. Les caniveaux engorgés se transforment en torrent et charrient une eau saumâtre. Les tampons des réseaux enterrés ont sauté. De loin en loin des geysers se déversent sur la chaussée. Par la fenêtre ouverte une odeur de terre mouillée se répand dans les locaux. Au loin, le nuage blanc de la centrale s’incline menaçant vers les habitations.
Les rejets de cette centrale : inodores, invisibles, que de la vapeur d’eau entend-on. C’est décidé, je vais m’en occuper.
Thomas se rend à pied à la centrale. Il y parvient tant bien que mal à l’instant où les camions reprennent leurs interminables charrois. C’est là qu’il aperçoit François, pantalon blanc, veste sombre, l’homme, regard perdu vers le haut, actionne les portes d’accès aux fosses. Un remugle prend à la gorge aussitôt disparu lorsque les portes se referment. Ici tout est aseptisé. Parois en verre, manipulation par engins robotisés actionnés à distance, salle de contrôle digne d’une agence spatiale. On en entendrait presque le gazouillis des moineaux à l’extérieur alors que le soleil risque une timide apparition.
Thomas a eu l’autorisation de se déplacer et d’investiguer comme bon lui semble.
François donnait toujours l’impression de savoir où il allait. Bien sûr, la position de sa tête, les yeux écarquillés interpellaient. En se rapprochant, Thomas s’aperçoit que l’homme est quasiment aveugle. Un rapide entretien et il sut que ce blessé de la vie avait obtenu cet emploi protégé grâce à sa volonté. Des points de repère mémorisés durablement dans un environnement constamment éclairé lui permettaient d’évoluer facilement. Thomas sympathise avec François. Il eut l’explication du pantalon blanc :
-Afin de me faire repérer plus facilement par les chauffeurs !
A l’instant où les deux hommes se séparent, François laisse échapper une phrase qui interpelle le journaliste :
-Je ne vois peut-être pas très bien mais je ne suis pas sourd.
-Que voulez-vous dire ? enchaîne Thomas.
-Rien, rien, continuez votre visite. Aujourd’hui avec cette humidité ça arrange tout.
Une courte sirène se déclenche et s’arrête brusquement.
Un camion se présente, François ouvre les portes d’accès aux fosses et d’une main indique la salle de contrôle au journaliste.
Une grande agitation règne au-delà des vitres.
Sur les écrans noirs, des lignes incompréhensibles de lettres, chiffres, esperluettes, guillemets, dièses, astérisques se succèdent à grande vitesse. Les claviers sont neutralisés, inopérants…
***
Années 1950. Banlieue d’une ville moyenne du sud, au bord de la Méditerranée.
Quartier de petites maisons avec jardinets bien tenus, très loin des demeures cossues du bord de mer. Inséré dans le quartier, un immense terrain vague vallonné parsemé de buissons et de rideaux de bambous.
Pour les enfants c’est le temps des Pirates de la prairie, de Tom Sawyer, du dernier des Mohicans, des trois mousquetaires mais un personnage se classera au firmament des héros : ce sera Davy Crockett roi des trappeurs.
Actions, aventures, succès il n’en faudra pas plus.
Un Davy Crockett s’imposera, les jeudis et samedis, sur ce terrain vague qui deviendra terrain d’aventures.
Le roi des trappeurs, exotisme exige, c’est équipé d’une toque en raton laveur. Qu’à cela ne tienne, un col en fourrure hors d’âge d’une vieille tante fera l’affaire. Mais lorsqu’à Noël une panoplie complète remplacera ce matériel vétuste, alors là le personnage se sentira des ailes.
Veste en suédine à franges, besace en carton mâché, toque en lapin avec queue, cornet à poudre et fusil à pétards, voilà le roi du terrain d’aventures.
Le film de la M.G.M avec John Wayne et Richard Widmark suffira à préciser le scénario.
Pas de héros Indien ou Mexicain à l’époque, sans doute évincés de la gloire par les films de Westerns qui ne leur apportaient aucun crédit. Malheur aux Squaws, sœurs téméraires qui suivaient un frère combattant intrépide.
C’était ainsi.
Danse avec les loups avec Kevin Kosner n’avait pas eu le succès qui sera le sien quelques années plus tard. Mais l’enfance ne sera plus au rendez-vous…
Les gamins du terrain d’aventures se lançaient d’innombrables défis dont certains auraient pu mal finir comme l’incendie de bosquets de bambous pour forcer l’ennemi à se rendre !
Les journées se terminaient avec genoux suintant de plaies légères, mains et bras zébrés par des ronces griffues. Bientôt un flot de mercurochrome calmera, aseptisera, réconfortera toute cette armée.
Mais les « durs à cuire » avaient un point faible.
Au fond du terrain d’aventures, une cabane en bois entourée d’un jardin potager était leur Fort Alamo de tendresse.
Gaetano et Philomena avaient fuient la misère de l’Italie du sud et vivaient là. Lui travaillait au marché en gros de la ville et elle avec ses yeux bleus et son sourire communiquait toute sa gentillesse à ces enfants qui n’avaient pas égayés sa propre vie.
Ils se nourrissaient d’olives, de pois-chiches, de pain trempé dans l’huile et de tomates. Mais surtout, Philomena fabriquait et vendait la fameuse socca.
Les pois-chiches cultivés sur leur maigre parcelle étaient récoltés, écrasés, transformés en farine. Un petit chaudron à roulettes fabriqué par Gaetano alimenté en charbon de bois et le tour de main magique qui suivait laissait les enfants rêveurs.
Les seuls revenus du couple, c’était à la belle saison. Philomena s’installait en bord de plage pour vendre sa précieuse fabrication.
Les jours de grosse fatigue, Gaetano disait : Dolore di schiena ! Tous comprenaient qu’il s’agissait de mal de dos, alors les « armes » fusils, arcs, flèches avec extrémités en caoutchouc, haches en mousse étaient déposées contre la palissade. Davy Crockett donnait les instructions. Attaquants et attaqués arrosaient les plans de légumes.
-Non troppo, disait Gaetano, non troppo ragazzi, puis ils ramassaient les petites gousses de pois-chiches, les séparaient de leurs enveloppes, les broyaient avec frénésie pour laisser une fine farine prête à l’emploi.
Gaetano ne cessait de remercier ce flot de main d’œuvre :
-Grazie, grazie, bravi bambini !
Depuis sa chaise de douleurs, Philomena hochait la tête face à tant de gentillesse. Elle tenait absolument à embrasser l’un, tenir chaudement à deux mains les petites poignes qui se tendaient.
Le jeudi suivant les mamans pouvaient s’époumoner pour appeler leurs rejetons au repas de midi… La troupe au grand complet en rang d’oignons le long de la petite clôture dégustait la délicieuse socca généreusement distribuée.
Ce jour là, ce devait être un autre jeudi, Davy Crockett équipé de la tête aux pieds se précipitait vers son terrain d’aventures. Une surprise amère l’attendait.
Terrain clôturé, une pancarte « Accès interdit, danger travaux », un engin de chantier ratissant canisses, buissons et vallonnements. La cabane de Gaetano et Philomena en cours de démolition. Eux, certainement relogés dans une HLM impersonnelle de la ville. On ne pleure pas quand on est le roi des trappeurs mais ne peut pas empêcher son cœur de battre très fort.
La magie de l’enfance s’envolait brutalement…
***
Le convoi de limousines officielles traverse la ville toutes sirènes hurlantes.
Monsieur le maire, furieux, se dirige vers la centrale pour se rendre compte de la situation.
Sur la banquette arrière un exemplaire du journal « Dossiers Sensibles » avec en première page l’article de Thomas.
« Centrale de traitements des déchets
« Pollution non maîtrisée
« Notre investigation est sans appel »
S’en suit un texte incendiaire où l’on découvre un traitement aléatoire des rejets dans l’atmosphère, des pannes à répétition, une fiabilité non assurée d’un système qui apparaît non adapté. L’article se termine par un plaidoyer impitoyable : Faudra t-il attendre une recrudescence des cancers pour réagir ?
Le directeur de la centrale courbe le dos, subit la vindicte du premier magistrat de la ville sans broncher.
-Ne me proposez pas votre démission, elle est refusée d’avance ! Puis après une hésitation … Provisoirement en tout cas !
Le directeur de la centrale, voie chevrotante, parle de piratage informatique, de blocage des logiciels ayant entraîné toutes ces séries de dysfonctionnements.
-Portez plainte ! réagit le maire. Le temps des directives est arrivé.
Au commissaire présent à ses côtés :
-Mettez vos plus fins limiers sur ce dossier. Je veux des résultats en moins de huit jours !
A son premier adjoint qui silencieux attendait que tout lui retombe sur le dos :
-Vous allez rouvrir notre ancienne décharge à ciel ouvert. Le traitement de réhabilitation servira enfin à quelque chose !
-Mais Monsieur le Maire la nappe phréatique risque d’être souillée !
-Doublez les équipes qui y travaillent depuis plus d’un an, il doit bien y avoir une solution technique non ?
-On ne va pas laisser les déchets s’installer en centre ville ! Et comme une dernière bravade :
-Ce n’est pas un article de journaliste qui va nous dicter ce que l’on doit faire !
Thomas a été ébranlé par ce qu’il a découvert. On n’avait pas pu lui cacher les écrans noirs, les claviers inopérants, les fours livrés à eux-mêmes et les fumées avec cendres acides rejetées dans l’atmosphère. Après l’article pour ébranler les consciences, il fallait proposer quelque chose.
Il en parle autour de lui. Interroge les responsables informatique du journal : rien, si ce n’est : On a affaire à un expert en cyber attaque !
Les grosses pointures de la brigade de répression du piratage informatique n’avancent pas. Ce Hacker n’est pas un débutant. Impossible à localiser. Chaque fois qu’une piste apparaît, l’origine des messages se perd dans la nébuleuse d’internet.
Le central du journal croule sous les appels. Fallait-il prendre au sérieux l’article de ce Thomas ? On voyait bien que la cheminée de la centrale ne rejetait pratiquement plus de fumées. Le trouble commençait à s’installer dans les esprits.
Thomas a sa petite idée. Interroger les grands groupes informatiques du pays afin de recréer une chaîne de directives entre les différentes unités de la centrale tout en étant étanche à internet, donc au piratage. Ça l’empêche de dormir.
Il décide de se rendre au journal avant le lever du soleil.
Dans la lumière blafarde du petit matin la salle de rédaction est vide, dans le noir. Une petite lampe de bureau perdue dans ce grand espace attire son attention. Thomas, intrigué, s’approche.
Jonathan figé sur son écran multiplie les messages parasites que personne n’a localisés. Il sent la présence de quelqu’un derrière lui, se retourne et aperçoit Thomas.
-C’était donc toi ?
-Ça devait finir un jour ou l’autre, dit-il pour se justifier.
-Pourquoi tout ce gâchis ?
Jonathan tarde à répondre puis, les yeux dans le vague,
-Le terrain où l’on a construit cette centrale, c’était le terrain d’aventures de ma jeunesse.
Un autre silence…
-Tu ne peux pas imaginer la douleur ressentie lorsque, enfant, j’ai découvert le grillage et ce panneau « Accès interdit. Danger travaux » … Je la ressens encore. Et puis cette consommation effrénée, ces montagnes de déchets, il faut changer nos habitudes alors j’ai décidé de frapper un grand coup …
Thomas ne répond pas. Il fixe le regard de son collègue, essaie de comprendre.
-Ne te donne pas de mal, j’ai décidé de me dénoncer !
Au loin, un soleil auréolé se lève dans le ciel, promesse d’une belle journée.
***
* Phrase empruntée au roman La fin de l’Éternité de I. Asimov.