OMÉGA
Publié le 2 Décembre 2018
Il était une fois, aux temps lointains que les moins de dix mille ans ne peuvent pas connaître, nous rentrions de la chasse, marchions à la queue leu leu, sans nous tenir par la main, en direction de notre village, Le petit Béru. Bien plus tard, quelques milliers d’années, nos sept huttes deviendront la ville de Tonnerre. Mais ce n’est pas du tout le propos.
Ce jour-là l’orgueilleux soleil roi écrasait la nature d’une chaleur torride. La limpidité de l’air, celle d’avant l’ère industrielle, laissait passer tous les ultra-violets. Rien pour nous protéger, aucun nuage, même de pollution, terrible épreuve. Nous coupions au plus court par les champs de Terre de Vauplaine. Du sol montaient des vapeurs surchauffées qui faisaient danser toutes choses. Pas un chant d’alouette, pas un envol de perdrix, seul le cri-cri strident des grillons tapissait nos conduits auditifs. L’herbe exhalait un parfum épicé, nous piquait les narines, nous faisait éternuer à bouche que veux-tu. Nous étions alors rattrapés par des bouffées d’haleine fétide, nous devions accélérer le pas pour retrouver au plus vite un peu de sent-bon. Mon corps ruisselait d’un emmêlement de sueur et du sang d’un quartier d’aurochs que je portais à cheval sur mes épaules. Mes yeux rougis par tant d’agressions ne discernaient plus rien. Rien, sauf... mais d’abord un effluve sucré du meilleur miel, et puis je distinguais une étoile d’or brun cernée d’une corolle de pétales d’un cru, d’un jaune tournesol, une haute et solide tige verte, cette seule fleur dominait toute la prairie. Pétrifié par tant de beauté, instant parfait, figé, je l’observais, elle dodelinait, semblait me narguer. Dans la nature, seuls les Dieux peuvent créer un pareil joyau. Pourquoi ici, pourquoi maintenant, pourquoi moi. Quel message divin ? Comment l’interpréter ? Mes compagnons me bousculaient, m’incitaient à avancer. Sans la quitter du regard, sous les insultes et invectives, j’entrepris un large contournement, ne pas risquer de la blesser.
Par la suite nous prîmes l’habitude de suivre cette boucle, ne pas piétiner l’enchantement.
Neuf mille neuf cent soixante-deux ans plus tard, Caïus Dracus, « machinator en chef des Pontis et Viae» avait pour instructions de construire au plus vite une « via vicinales » qui relierait Tornodurum à Autissiodorum pour rejoindre un peu plus au nord la via Agrippa. Pour Caïus un travail facile ; il en avait déjà construit des « leugas » et des « leugas » dans toutes les provinces de la Gaule ! Chaque fois, le plus pratique était de reprendre le tracé des chemins existants, de les élargir suffisamment pour que deux chariots puissent se croiser sans se gêner et de les paver avec des vraies pierres dégrossies au carré, pas avec des cailloux comme avaient coutume de le faire ces sauvages. Il fit planter la première borne, donna ses ordres et retourna déjeuner à Tornodurum dans une petite « mutatione » qu’il avait repérée.
Deux jours plus tard, quand son « machinator » vint lui expliquer qu’il rencontrait un gros problème, il ne comprit pas. N’avait-il pas été clair, ne s’était-il pas exprimé en fin latiniste ? Utiliser de préférence les chemins gaulois mais surtout tailler la route en ligne droite. Autoritaire, Caïus n’était pas homme à se laisser importuner. Debout dans son char deux chevaux, raide comme un futur poteau télégraphique, il emprunta sa nouvelle « via » sourire aux lèvres, beau travail. Arrivé sur place, il survola le chantier de son impérieux regard, éructa :
-
Machinator !
-
Ave Caïus.
-
Ave « machinator ». Que se passe-t-il ? C’est quoi cet oméga ? J’ai dit : pas de virage qui ralentisse la marche des légions.
-
Le chef du village du petit Béru nous a interdit de tirer tout droit au prétexte que nous écraserions un carré de tournesols.
-
Un carré ? Par Hermès !
Par sa mère, Caïus descendait d’une très ancienne et très noble famille du Péloponnèse.
-
De tournesols, qu’est-ce ?
-
Des héliotropes.
-
Ah, des helianthus annuus. Mais qu’en font-ils ?
-
Ils disent s’oindre le corps de l’huile qu’ils en extraient quand ils se reposent au soleil sur le sable des bords du lac, l’utiliser également pour faire cuire des tubercules coupés en bâtonnets qu’ils mangent avec un steak, nourrir le bétail avec le tourteau résiduel et même réfléchir à fabriquer un agrocarburant pour alimenter une sorte de machine, mais là je n’ai pas tout compris. Ô Caïus.
-
En font-ils de l’alcool ?
-
Pas à ma connaissance.
-
Ils sont fous ces gaulois ! Faites-le prisonnier, envoyez-le immédiatement au cirque de Rome et reprenez les travaux.
-
Sauf votre respect Caïus Dracus, j’attire votre attention : cet homme est chef, il est Lingon, nous sommes alliés avec les Lingons. Je doute que le Préfet apprécie une révolte, même toute petite.
-
Pas faux, mais alors qu’ici soit le seul et unique virage de la « via vicinale Dracus ».
Un après-midi pluvieux du vingt et unième siècle, pourtant au sortir d’une bonne auberge, Monsieur le Préfet était chagrin. Aussi interpella-t-il brutalement Monsieur le Directeur des travaux publics.
-
Monsieur le Directeur des travaux publics, une question me turlupine. Vous avez construit une magnifique autoroute dont la France peut légitimement s’enorgueillir, mais…
-
Mais ? Monsieur le Préfet, mais ?
-
Mais pourquoi cet oméga inutile dans ces plates plaines de tournesols ?