LA BASTIDE ÉTAIT EN DEHORS DES CHEMINS DE PASSAGE
Publié le 4 Décembre 2018
La bastide était en dehors des chemins de passage. Ses pierres, taillées par l’homme, lui donnaient l’assurance que rien ne pouvait lui arriver. C’est dans cette demeure que vivait Jean, peintre impressionniste. Il avait choisi ce lieu pour la luminosité qui inondait son environnement. La maison était silencieuse, seul le bruit régulier de la fontaine venait marquer le temps. L’écriture du stylet du cadran solaire qui s’étirait sur le mur de chaux vive était le seul mouvement de vie dans cet endroit isolé du monde.
L’atelier était une grande pièce débordante de clarté. Dès le matin, les rayons du soleil venaient jouer sur les toiles, dessinant des arabesques éphémères, jeu d’ombre et de lumière que Jean, par taches délicates de peintures, inscrivait sur la toile, signature de sa vision du monde. Tout était source d’inspiration, de recueillement et les peintures de Jean explosaient de lumière.
Un matin, les couleurs ne furent pas au rendez-vous. Une brume délicate enveloppait la campagne et le paysage se transforma en une vieille photo argentique noir et blanc. Même le silence était devenu gris. Le chant joyeux de la fontaine coulait comme un murmure, une plainte. Jean resta longtemps sur la terrasse à contempler ce phénomène qu’il n’arrivait pas à expliquer. Des lambeaux de brouillard, sous l’effet du vent, venaient autour de lui pour l’inviter à jouer en rentrant dans cette spirale de « non couleur ». Puis, soudain, comme par magie, le soleil inonda à nouveau l’espace et avec lui, sa palette de couleur. Jean reprit son activité, oubliant ce moment en le classant dans un phénomène météo dû aux grosses chaleurs de l’été.
Pourtant, insidieusement, quelque chose changea dans sa manière de peindre. Ce ne fut pas soudain, mais les rouges étaient moins rouges, les bleus étaient moins vifs et ce fut ainsi pour toutes les couleurs que Jean étalait sur ses toiles. Le temps passa et Jean fit des expositions où le public était fidèle au rendez-vous. Il ne releva pas les critiques dans les journaux qui mentionnaient unanimement que ses peintures avaient perdu leur éclat. Jean continua avec ses couleurs qui, jour après jour, jouaient à «ombres et lumières». Ses amis lui répétaient :
– Jean, où sont tes couleurs, tout ce qui faisait la force de ta peinture, ta personnalité ?
Mais Jean s’enfonçait dans ce qu’il croyait être sa vérité. Il était persuadé qu’il n’avait pas changé. Il continua, solitaire, à peindre sa nature, son environnement. Il luttait à sa manière en inscrivant sur ses toiles le monde qu’il fallait respecter. Ses peintures étaient son engagement pour les générations futures. Il en était même arrivé à n’utiliser que des pigments naturels pour fabriquer ses couleurs.
– Je ne changerais rien à ma façon de peindre. Si je dois changer, c’est moi et moi seul qui en déciderait.
Il ne se rendit même pas compte qu’il avait pris sa décision jusqu’à l’instant où la grisaille envahit soudain tout l’horizon.*
Le diagnostic tomba, irrémédiable. Jean était atteint de dégénérescence maculaire.
Le docteur lui expliqua que les personnes affectées ne sont généralement pas conscientes de ce qui leur arrive. Elles supposent que tout le monde voit comme elles. Jean comprit alors l’attitude de ses amis et il s’en voulut de ne pas les avoir écouté.
...
* Phrase empruntée au roman : La fin de l’Éternité d’Asimov.