MÉMOIRE DE TERRE
Publié le 19 Septembre 2018
Je suis là depuis si longtemps. Je ne me souviens plus de ma naissance, ou si peu… Quelque chose de brûlant, visqueux, écarlate, bouillonnant d’éruptions dans l’odeur âcre du soufre. Souvenirs ténus, brûlures effacées par le vent, la pluie, le temps, la rivière fraîche qui m’a traversée plus tard... beaucoup plus tard.
Je suis restée là, autour d’elle, à recueillir les graines semées par les bourrasques d’automne et les oiseaux errants, à nourrir la prairie et les vers de terre de ma substance molle, gorgée d’humus. Terre riche, noire, lourde d’arômes de champignons et de feuilles mortes. J’exhale mes senteurs chaudes et fertiles par-dessus les fragrances blanches de l’eau qui court, par-dessus les parfums verts des forêts, jusques aux hommes. Ils m’ont humée parmi les odeurs enchevêtrées, ils m’ont cherchée, trouvée. Se sont installés sur mon territoire et mon existence en fut bouleversée.
J’ai été domestiquée, exploitée, labourée, désherbée, engraissée de fumier, ensemencée de plantes potagères, livrée au bétail, aux volailles. On m’a gavée comme les oies et canards pataugeant dans la pestilence rance de leurs déjections, m’exhortant à donner toujours plus pour produire, produire, produire…
J’ai tenu le coup pendant des siècles. Mes champignons et mes feuilles mortes ont disparu, mes parfums sombres d’humus et de pourriture douce se sont enfuis avec eux. Je suis devenue agricole. De mes mottes compactes et pâles s’échappent désormais l’odeur piquante des poireaux ou celle, plus coriace, des choux.
Mais les siècles m’usent…
Je meurs. Victime de l’érosion des sols, des pesticides, des labours à outrance, j’ai perdu ma substance et la vie de mon sol.
Bientôt, je ne serai qu’un désert de poussière, de sable, de cendres.