LES MONSTRES
Publié le 27 Septembre 2018
L’aube. Le soleil se lève et éclaire les épaves. Les ombres dérivent comme des fantômes sur une mer de rouille.
Les carcasses souillées sont alignées, pantelantes, désossées, dénudées. Des taches sombres de graisse séchée maculent le sol. Des tôles coupantes comme des rasoirs s’échappent de ruines.
Un cimetière de ferraille gît ici. Locomotives tenders, wagons, citernes n’en finissent pas de dépérir. Les rails rouillés ont été arrachés au-delà des roues. Un dernier arrêt pour ces monstres d’acier réduits à l’état de carcasses éventrées en métal boursouflé.
A perte de vue, ce qui devait être un lieu de stockage provisoire est devenu une immense déchetterie. Métal perforé, tôles brûlantes au soleil, squelettes dégoulinants de rouille les jours de pluie, grincements de portillons sur leurs charnières corrodées les jours de vent.
Quelques arbustes bas, une herbe jaunâtre.
-Pschitt !
Le lézard craintif tourne la tête vers ce bruit insolite.
Une soupape qui crache son trop plein d’énergie ?
Non ! Juste une boîte de soda que l’on vient d’ouvrir, que l’on avale en vitesse et que l’on jette parmi ces monceaux de ferraille.
Il ne se gêne pas celui-là ! Il aimerait bien l’interpeller cet intrus :
-Hé toi ! Ramasse ta boîte, ce n’est pas une poubelle ici !
L’autre, de toute façon s’en serait moqué. S’empare d’une pièce métallique arrachée à la chaudière d’une loco, tourne le dos et quitte la décharge.
Lui, rêve. Cette loco c’est un monstre d’acier dont il n’a plus peur.
Bien campé sur ses essieux, la Pacific 241, une 2/4/1 comme on disait dans le métier, en faisant référence à ses essieux, des roues de 2 mètres de diamètre, une longueur de 20 mètres, une puissance inégalée, il la connaît bien.
Maintenant il n’en a plus peur. Il peut grimper jusqu’à son sifflet, visiter ses moindres recoins, dormir avec elle. Ça n’a pas toujours été le cas.
Elle, le regarde de ses yeux bigleux, un phare cassé, l’autre incliné sur un côté.
Je me souviens de notre première rencontre, il y a si longtemps.
Toujours en chasse, à renifler le long des voies. Assoupi sur le rail torride, entouré par le silence. Seules les cigales …
Et puis, une petite vibration. Le rail tremblait de plus en plus fort. Mais toujours le silence et rien en vue. Ensuite tout est allé très vite.
J’ai soulevé la tête et j’ai aperçu la locomotive au loin.
De face, elle n’avait pas l’air d’avancer mais la terre tremblait fort.
J’ai sauté en bas du ballast.
Le temps de quelques secondes, le bruit, la fumée, la fureur, la chaleur, la tempête et la masse énorme de la Pacific 241 est passée à 120 Km/h.
Quelques secondes puis … A nouveau les cigales … et moi avec mon cœur qui explosait dans ma poitrine.
Quelle trouille !
Et maintenant, ce tas de déchets que personne ne veut plus voir est là, face à moi, silencieux, immobile, inoffensif.
Le lézard remonte le long de la carcasse. Il vient ici tous les jours. C’est son domaine. Les bestioles ne manquent pas. La rouille ne le gêne pas.
Le soleil se couche. La montagne au loin flamboie du pied au sommet, comme illuminée de l’intérieur, tandis que la vallée se teinte de violet, puis les couleurs s’effacent. La montagne s’éteint.
Le ciel bleu devient rose. La voûte noire s’impose comme chaque nuit avant que les étoiles ne viennent s’installer et éclairer le cimetière des monstres d’autrefois.
Le lézard ne dort pas… Il guette les araignées.