DÉSHARMONIE

Publié le 22 Septembre 2018

Tout a toujours été ainsi, immuable au fil des siècles. Hors du temps, diriez-vous, mais le temps humain est tellement dérisoire en regard de celui de la Terre. Tout a toujours été ainsi. Jusqu’au jour où…

Mais laissez-moi vous conter comment c’était, avant.

Fermez les yeux. Imaginez l’infini, par-delà ce que vos sens pourraient percevoir. Un peu comme l’océan, dites-vous ? Un peu, oui. Mais la mer dégage des effluves salées que nous ignorons par ici, et ses ondulations ne sauraient rivaliser avec celles de nos dunes. Et quelle agitation, la mer ! Tout y est tellement mouvant et éphémère ! Non, ici c’est immuable, statique, solide, et ondulé à l’infini. Et puis ça et là, pour le plaisir des yeux, des touffes d’herbes improbables, lovées dans les creux ; et en contrepoint les acacias, fidèles sentinelles aux aguets, perchées dans les hauteurs, défiant l’espace et le vent, même après leur trépas. Sous la brise du matin, ils exhalent leur parfum de rosée, avant de lâcher à regret des relents alourdis par l’ascension inexorable du soleil qui pèse de tous ses rayons pour extraire la sève de leur rare feuillage et de leurs épines exsangues. Le soir, épuisés d’avoir tant sué leur précieux nectar, ils cèdent l’espace aux touffes d’herbes qui ont su préserver à l’ombre des dunes leurs senteurs de frais ; au crépuscule, elles se laissent à exhaler des émanations légères bientôt enrobées de nuit.

Et le silence, écoutez le silence du désert. Imaginez ; imaginez un silence profond, composé de mille petits sons harmonieux : le bruissement des grains de sable balayés par le vent léger, le craquement de l’arbre ou du roc vaincu par les assauts de l’astre brûlant, le jappement lointain de la hyène ou du fennec, le piaillement du moineau alerté par le glapissement d’un aigle solitaire… Rien à voir, non plus, avec les bruits monotones et rythmés de l’océan ! La tempête, dites-vous ? En effet, les tempêtes se ressemblent ; les déferlements de sable, sous la folie des bourrasques du simoun déchaîné, sont similaires à ceux des eaux chavirées. De lourdes vagues de grains arrachées des dunes déferlent en trombes, envahissent l’espace, s’infiltrent partout jusqu’au plus profond du terrier de fennec, laissant un monde bouleversé lorsque le calme revient.

Voilà comment c’était, avant. Immuable, infini, harmonieux, empli de sons et de senteurs portés par les vents, au loin, par-delà les dunes, au-delà du désert. Jusqu’au pays des hommes. Et les hommes ont senti, ils se sont enivrés des parfums. Et ils ont ressenti cette attirance vers le nouveau, l’inconnu. Ces contrées lointaines, révélées par leurs mélanges subtils d’odeurs matinales, fraîches ou surchauffées, ne pouvaient qu’être meilleures que leur pauvre territoire.

Alors les hommes sont partis, à pied, le nez au vent. Ils ont chargé leurs chameaux de l’essentiel : l’eau précieuse, la nourriture nécessaire, la tente rudimentaire aussi pour se protéger des nuits fraîches et des vents de sable. Et ils ont marché, marché, longuement, à contrevent, guidés par leur flair, suant sang et eau sous le poids écrasant du soleil brûlant. Peu à peu, le monde a changé autour d’eux. Le roc cédait la place au sable, la falaise s’adoucissait en dunes, l’oasis se faisait rare, tout comme la végétation. Arrivés au cœur du désert, les hommes ont été envoûtés par l’étendue de sable. A la première oasis, ils se sont posés. Ils ont envahi l’espace. Leurs tentes grises ont rompu l’harmonie d’ocres ondulés. Ils ont chassé, au mépris du fragile équilibre de la vie animale. Ils ont arraché les acacias défunts pour alimenter leur feu. Ils ont sali les lieux de leurs déchets abandonnés. Ils ont envahi l’espace de relents de sueur, de vêtements surchauffés, de chaussures élimées ; l’air est devenu infesté de fumée, de la puanteur des chameaux et des déjections, faisant fuir hyènes et fennecs.

Voilà comment c’est devenu : similaire en apparence, bouleversé de l’intérieur.

Mais de quel droit ont-ils rompu le frêle équilibre d’harmonies installé au cœur du désert depuis la nuit des temps ?

Rédigé par Benoît

Publié dans #Écologie et environnement

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