FÊLÉ
Publié le 5 Juin 2018
Une vitre fêlée, juste au niveau du front.
Comme une invite à ouvrir son esprit, oxygéner les pensées, ou les poser ailleurs.
Fêlé. Il se rappelle.. le micro séisme, le volcan intérieur d'où jaillit un torrent de lave, ou peut-être de boue.
La boue.. la crue soudaine de la Sorgue, le déluge tombé du ciel, à l'heure furtive du chien qui devient loup. La houle grise qui rugit et lèche les pierres blanches comme pour les abreuver, le tumulte chaotique d'où l'on pense ne jamais pouvoir s'extraire, les pieds enchâssés par la peur, les yeux exorbités, les bras chassant l'air comme pour une chorégraphie déjantée, et les doigts qui cherchent à l'aveugle une prise sans espoir.. il sourit. Le désert soudain.
Un désert encombré par une marée de détritus, un agglomérat noirâtre où surnagent frileusement de rares bêtes prises au piège d'une vie domestique, des caisses hétéroclites échappées de caves inondées, des chaussures solitaires en quête de propriétaire, quelques rats opportunistes et rieurs.. l'Apocalypse.
Il rêve à ce carreau cassé. L'impact d'une balle, éphémère et précise, cible hallucinée d'un projectile perdu. Comme pour forcer le destin, mener le corps vers les cimes, échapper à l'enfer de la routine, de la rigueur.. retrouver l'élan vital !
Il pose son front sur la vitre, face à l'impact. La buée jaillit en brume irisée, se coule en anneaux comme quand, enfant, il jouait à jeter des graviers dans la mare aux canards, troublant à la fois le calme monotone des bêtes et de l'eau.
La boue s'écoule encore. Les pensées ruissellent et défilent en deçà de la vitre.
Survivre au déluge.. un long périple saumâtre, une fuite éperdue, les Monts du Vaucluse, les collines aux couleurs chatoyantes, le refuge au milieu des vignes, une vie nouvelle, appellation contrôlée.
Était-ce un choix ? Un doute sournois.
Et elle .. l'absence assourdissante, le non-dit qui s'éternise.. comment accepter ?
Il sent son cœur qui tremble, le froid la peur la culpabilité.. les nœuds dans la gorge.
D'un coup il se reprend, se décolle de la vitre... La peur de son reflet. Il recule, prend son élan et lance son poing au travers de la glace, avec une force dont il ne se croyait plus capable, lui le mal-loti,le mal-nourri, le mal-pensant, il observe en silence, sous quelques notes de pluie, sa main ensanglantée qui semble reprendre vie.