La morue aux yeux bleus.

Publié le 19 Avril 2018

J’ai dix-huit ans, j’embarque sur la Sainte-Thérèse, dorissier pour la première fois.

Le sept du mois de mars la frégate Enéris conduit ces marins du grand métier, aux côtes d'Amérique. Vingt vaisseaux qui sont tous les ans à la pêche des morues sur les bancs de Terre-Neuve.

 

Dès la haute mer, le cap pris, les écoutes établies, le capitaine réunit les dorissiers pour tirer au sort l’attribution des doris de chaque équipage. C’est ainsi quand les embarcations sont d’inégales qualités, certaines comptent plus de quatre campagnes, usées jusqu’à la corde. Le règlement exige, pas plus de deux campagnes, l’armateur contourne, aux risques et périls des marins. Trop souvent sonne le glas dans l’église de nos villages…

Erwan est mon patron et je suis son « avant ». Notre embarcation à fond plat, aux extrémités élancées, sort toute neuve de chez le charpentier. Erwan me fait un clin d’œil, je le vois satisfait, heureux. Ce premier signe ne trompe pas, la campagne sera bonne.

Et il faut qu’elle soit abondante. Là-bas, à la fermette, sa femme et ses cinq enfants l’attendent pour survivre. Le denier de Dieu, pourtant âprement disputé avec le capitaine, ne suffit pas à nourrir la maisonnée. Annaël devra aussi s’occuper du potager, élever quelques poules et se louer le reste du temps à la grande ferme voisine. L’année prochaine Gildas, son plus grand, embarquera comme mousse. L’espoir n’est pas ce qui manque au marin, c’est même ce qui le fait vivre.

 

L’île de Bréhat, doublée par le bâbord, une jolie brise de nordet nous pousse grand largue vers le cap Lizard. La porte d’entrée de cet Océan Atlantique, attendu, redouté.

La proximité de l’équinoxe de printemps met Eole en colère. Il souffle d’ouest en rafales, la crête des vagues monte à plus de huit mètres.

Contrainte, la Sainte-Thérèse n’avance que très lentement sur notre route. Louvoyages interminables et mises à la cape, se succèdent à un rythme effréné. Hisser, affaler, prendre des ris. Sur les mains glacées apparaissent les premières gerçures, elles ne disparaîtront plus avant sept mois.

La vie à bord s’établit au rythme des quarts trop longs, des manœuvres épuisantes, de la soupe froide, du sommeil trop court et du vent, ce vent ennemi.

La fatigue est trop grande, le sommeil ne me vient pas, mes pensées vagabondent là-bas au pays. Je souris, j’imagine ma mère et ma grand-mère, de noires vêtues, blotties au coin de l’âtre, ravaudant quelques vieux habits. C’est un pays de veuves. La bise siffle aux fenêtres, le grand chêne frissonne de mille bruits. Chaleur, odeurs, j’y suis. J’entends même Grand-Mère raconter pour la énième fois l’année et ses péripéties où Grand-Père n’est pas revenu.

 

  • Je l’savais. Qu’elle disait. Cette année-là avait mal commencé, il est revenu en boitant du Pardon de Saint-Malo. Fin bituré, il s’est tordu la cheville. Comme il craignait de croiser le capitaine qui n’aurait pas manqué de lui refuser l’embarquement, et ben il a marché sans boiter, jusqu’ici, serrant les dents, souffrant le martyre. Une sacrée tête de mule, dur au travail, il en faisait jamais assez, mais toujours serviable et si gentil avec moi, un bon gars mon Jean.

 

Comme à chaque fois les larmes coulaient, Grand-Mère regardait la photo de son homme.

Je me le rappelais, un grand gaillard tout sec. Une figure basanée, les rides du visage dessinées à coups de mer, une bouche fine, un nez bossué, des yeux d’un bleu céruléen, lumineux, scrutateurs d’horizon.

 

  • Je l’savais. Qu’elle répétait. Le jour de l’embarquement, ça soufflait de l’Ouest à ne pas mettre une chaloupe dehors. Alors les dorissiers sont partis faire le tour des bistrots du port. Pour sûr, il m’est revenu beurré salé !

Déjà j’avais été planter des bougies aux pieds de Saint Kemo, patron des pêcheurs et puis j’en ai allumé une chaque jour. Je récitais dévotement, sans lever les yeux, une litanie de prières. Une pour chacun de nos saints, saint Gildas, saint Guénolé, saint Yves, saint Turiau, saint Guillaume, saint Armel, saint Magloire, saint Melaine, le révérend se moquait gentiment de moi, « il va te revenir ton Jean comme il le fait depuis vingt ans. » « La fortune de mer est bien capricieuse » que je lui répondais.

Le 15 du mois d’août, je me demandais bien s’il était de la fête là-haut dans ses glaces. Dès la mi-septembre je ne quittais plus la jetée que pour aller prier. Quand la flotte est arrivée, sa goélette accostée, au regard que me lança le premier débarqué, j’avais compris, je ne m’étais pas trompée, le glas allait encore sonner, j’ai pleuré, pleuré.

 

Le capitaine s’est approché :

 

  • Un soir, ils ont débordé vers leur zone au nord-est. Loïc était son « avant », un brave gars. Une bonne brise donnait du Sud, mais quelques étoiles piquaient çà et là entre de lourds nuages gorgés de malheurs.  « Allez, souque mon gars » qu’il gueulait le Jean. A la mie-nuit la terrible brume nous a enveloppé, on a sonné la cloche, fait tonner le canon Périer, tant et tant. C’était un fameux dorissier ton Jean.

 

Là-bas, Grand-Mère s’est tue. Ici, je me suis endormi. Le bateau se fraye sa route dans les lames.

 

Nous arrivons sur le Banc de la Baleine, une fin d’après-midi sous une très légère brise de noroit, exceptionnel. Une nouvelle fois Erwan me cligne de l’œil, il décèle un nouveau signe de son saint protecteur.

Le subrécargue fait immédiatement procéder au tirage au sort des aires de vent. Le nord-est sera notre zone de pêche pour les six prochains mois. Celle du père Jean en son temps.

Après avoir boëtté, nous chaussons nos bottes-sabot, enfilons notre ciré, coiffons notre suroît, chargeons les mannes et partons, nuit tombante, poser nos lignes. Erwan a choisi de mouiller la première bouée à quatre nautiques pour revenir plus facilement par vent arrière. En attendant nous l’avons dans le nez la jolie brise. Trois heures durant nous ramons avant qu’Erwan n’éructe :

 

  • Pare à virer ! Virer ! Pare à larguer ! Larguer.

 

La ligne gicle de la manne, un hameçon suit l’autre et encore un, encore un. Poussé dans la nuit par le vent, par la vague, le canot tangue, roule, accélère. Les hameçons défilent toujours plus vite.

 

  • Hale ta patte ! crie Erwan.

 

Il craint, mon cher capitaine, que je m’enfonce un ardillon dans la main ; accident courant, handicap rédhibitoire pour la campagne du malheureux qui se fait prendre.

Brimbalée par une mer verte, foncée, apparaît enfin la silhouette de la Sainte-Thérèse.

Embarcation hissée à bord, nous mangeons à peine, dormons très peu.

 

Il fait toujours nuit, l’air glacial pique nos yeux aux larmes, déjà il faut se rééquiper. Les doigts gourds embarquent les paniers d’osier remplis de bulots. Le doris est mis à l’eau, la mer a grossi, il faut écoper, l’aviron vient aux mains, mes muscles refusent. Et pourtant…

 

  • A souquer ! Souque ! hurle Erwan.

 

Le jour se lève, il n’a pas de quoi être fier. Le temps s'est peu à peu dégradé. Les grosses lames et la forte houle continue nous secouent dans tous les sens. Souquer. La pelle de l’aviron plonge trop profond et je dois forcer pour la ressortir, la pelle brasse l’air et je dois forcer pour ne pas basculer par-dessus bord.

 

  • Souque morviau !

 

Tangue, roule, je souque jusqu’à apercevoir notre première bouée mais le capitaine veut remonter jusqu’à la première et revenir, comme hier, par vent arrière.

Je souque, je prie Saint-Jean, je souque. Un cachalot vient nous faire un brin de causette, mais il constate notre mutisme et s’éloigne. Gare au coup de queue rageur qui enverrait la barque valdinguer et nous avec elle. Cinq heures de lutte pour arriver au but.

 

  • Pare à virer ! Virer ! Pare à crocher ! Crocher !

 

J’attrape la bouée rouge et halle la ligne. Premier hameçon, première morue. Commence le rituel. Taper le plat bord, décrocher la morue, la jeter au planché, plonger la main dans la manne, attraper un bulot, appâter, laisser filer jusqu’au haim suivant et recommencer. Besogne fastidieuse et non pas sans danger, car la longue ligne surchargée peut, prompte comme l’éclair, attirer à elle le bateau. Belle opportunité de mourir noyé.

Mes muscles douloureux contrent les mouvements brusques de la barque, mais concentré sur ma tâche, je ne lève plus les yeux, ne pare même plus les paquets d’embruns qui me trempent d’une eau glacée. Un dadin passe en rase motte à moins d’un mètre, le bruit des déferlantes enflent, assourdissant. Le Diable habite sur les bancs, pour sûr.

Le doris plein à ras bord de morues, Erwan décide de revenir au Sainte-Thérèse pour débarquer. Nous dérivons rapidement. Le moindre travers nous ferait chavirer, alors sabot-botte en avant, morues, barcasse comme suroit, j’irai à tous coups rejoindre le Père Jean. Saint Gildas priez pour nous !

Avirons en main, je regarde autour de moi et ne vois… rien. La brume poisse, épaisse, limite la vue, assourdi les sons.

Aveugles, sourds, pas plus Erwan que moi ne situons la Sainte-Thérèse. Au Nord, non pas, plus à l’Est, à l’Ouest, peut-être, au Sud probablement. Erwan prend ce cap sans aucun repaire quand nous dévalons de la crête d’une vague plus agressive que les autres. Oh, mordiou, demi-tour complet !

 

  • Allège, allège !

 

Je rejette à la mer des morues que seuls nos rêves auront comptabilisées. Il fait nuit maintenant, mais n’a-t-il pas fait nuit toute la journée ? Erwan nous prépare une longue dérive, une gorgée d’eau douce, un biscuit mouillé. Poussés par le courant, giflés par les embruns, abrutis par le roulement des vagues, tous nos muscles endoloris, nous somnolons cramponnés à notre frêle esquif.

Au petit matin le vent tombe, la mer s’étale, seul persiste ce brouillard d’une pale clarté.

La tête ballottée, les yeux mi-clos, je scrute. Désespérément mon regard tente de passer au-delà.

Tout autour, les traînées blanchâtres de l’écume tissent une immense toile d’araignée dont les mailles nous retiennent prisonniers. S’échapper, suivre un fil qui nous mènerait au bateau-mère. Mais quel  fil ?

Pourtant, là, j’aperçois trois lignes d’un bleu céruléen, lumineux dont l’une s’enfonce au loin.

 

  • Erwan regarde ici, un quart bâbord avant, ces sillons tracent une croix dans l’écume.

 

  • Je ne vois rien.

 

  • Moi je la vois. Suivons-la, souque ! je gueule à Erwan.

 

Arcbouté sur mon banc, je souque de toutes mes forces. J’indique la direction. Erwan, hébété, m’obéit. Tard dans l’après-midi la Sainte-Thérèse est en vue.

 

  • Les yeux du Père Jean. Que je te dis. Il est remonté des fins fonds pour nous guider, nous sauver !

 

Erwan m’observe un moment, me répond doucement :

 

  • Comme Saint Thomas, je crois ce que je vois. Mais parfois, petit, il faut croire sans voir, sans savoir. Croire, croire, il y va de notre salut.

 

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Glossaire

 

Affaler

Faire descendre, une voile, entre autres

Boëtter

Mettre un appât sur l'hameçon

Bulot

Coquillage dont la chaire sert d'appât

Crocher 

Attraper

Dadin

Oiseau de mer

Denier de Dieu

Prime d'embarquement

Doris

Embarcation à fond plat

Dorissier

Equipage d'un doris

Ecoutes

Cordage sur un voilier

Haim

Hameçon

Haller

Tirer

Louvoyer

Zigzaguer pour remonter au vent

Mannes

Paniers d’osier

Mettre à la cape

Manœuvre extrême pour affronter un très gros temps

Parer

Se tenir prêt

Prendre des ris

Diminuer la surface de la voile

Souquer

Ramer

Subrécargue

Représentant de l’affréteur en charge d'optimiser la pêche

 

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Rédigé par Hervé

Publié dans #Divers

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