Imene
Publié le 18 Avril 2018
Par la fenêtre, vous, vous voyez un soleil brillant sur votre avenir radieux. Vous êtes probablement jeune, cadre dynamique, motivé, très bien rémunéré. Vous travaillez probablement dans la salle des marchés d’une banque anglo-saxonne ?
Par la fenêtre, Imene voit un ciel bas, gris, sale. Elle pousse sa vie au quotidien. Les seuls projets auxquels elle participe sont les rêves érotiques de Raoul et sa valeur ajoutée, ce sont les copains de Raoul toujours plus nombreux.
L’environnement, lui, est international ; les potes de Raoul, c’est une tranche nord-sud avec une touche d’Asiate et une pointe d’Amérique du Sud.
Les salles de marchés ? Imene n’en a jamais entendu parler. Les salles de classe, oui, un mauvais souvenir. Salle des marchés ? Ce doit être une épicerie.
Son truc à elle c’est plus fort, beaucoup plus grand, c’est le supermarché.
Elle y passe sa vie, huit heures par jour, quarante heures par semaine assise derrière sa caisse à voir défiler codes à barres, clientes ronchonneuses, pâtes et lessives de marques distributeurs qui vous remboursent la différence si vous trouvez moins cher ailleurs. Au prix où est le gasoil, si tu crois que je vais aller chercher ailleurs ! De temps en temps elle arnaque une cliente, faut bien manger. Ça la fait marrer Imene. Une vie ordinaire entre supermarché et HLM.
Par la fenêtre, moi, je vois passer les jours. Le boulot a fui. Je mène un quotidien des plus monotones, une vie de déjà vieux, une vie qui regarde les voitures, les jolies filles, les affaires, sans même la moindre érection. Bref, ce n’est pas la panade mais pas loin.
Le téléphone sonne, d’une part il est fait pour cela, d’autre part il me sort de mes idées grisâtres.
Brigade Anti Criminalité Bobigny, Officier de police Soilta, êtes-vous Evre Ekwélé ?
Ben oui.
Présentez-vous le quatre août à quatorze heures trente au commissariat pour une affaire vous concernant.
Il s’agit de quoi ?
Rendez-vous le quatre à quatorze heures trente au commissariat.
D’accord capitaine.
Le pâtissier ajoute un peu de sucre glace, moi j’ajoute le titre de capitaine, adoucir, adoucir.
Au commissariat, j’attends, regarde par la fenêtre aux vitres sales, suis conduit dans un bureau aux murs verts délavés, écaillés, éclairés par des néons, pas franchement coquet, m’assois face à deux policiers en civil. Chacun décline son identité.
Mon capitaine, Ô capitaine, est l’homme assis à ma gauche, donc en charge de gérer mon cerveau droit, irrationnel
Son acolyte prend en charge l’autre moitié du même cerveau, la gauche, rationnelle. La première question devrait venir de lui.
Effectivement il attaque :
Vos nom, prénom, âge et profession ?
Je m’appelle Ekwélé Evre, j’ai trente-neuf ans et suis chômeur.
Votre adresse actuelle ?
158 avenue Principale à Bobigny
Connaissez-vous une certaine Imene Bouton ?
Bien sûr.
Depuis combien de temps ?
Laissez-moi calculer. Nous nous sommes rencontrés en classe de cinquième, je devais avoir… attendez, arrivé à Bobigny en octobre 1986, en 87 la sixième, 88, j’avais 12 ans.
Il doit faire très froid dans leurs têtes, porte et fenêtres sont clauses, j’étouffe dans cette pièce.
Les deux hommes me regardent, je dirais qu’ils ont presque l’air déçu. Cerveau droit s’exclame :
On le savait, nous avions réuni des preuves !
En voilà une histoire ! Ces gens m’ont fait prendre le bus, poireauter dans le hall, perdre mon après-midi pour apprendre ce que je ne cache pas et qu’ils savaient déjà.
Comme disent les footballeurs « faut se parler les gars ! »
On s’est tout dit, du moins je le crois. Je fais mine de me lever, genre l’entretien est terminé, merci d’être venus si nombreux quand Cerveau gauche m’interpelle brutalement :
Avez-vous vu l’enfant tomber par la fenêtre ?
Détendu je réponds :
Quel enfant ? Tombé par quelle fenêtre ? Sauf une perte de mémoire toujours possible, je ne comprends pas l’objet de votre question.
Où étiez-vous le samedi deux août à vingt-deux heures dix ?
Probablement devant la télé, probablement à regarder un match de foot, avec probablement l’esprit ailleurs.
Donc, assis sur votre canapé, vous regardez distraitement la télévision, nous sommes d’accord ?
Puisque je vous le dis !
Toujours assis sur votre canapé, vous apercevez aussi la fenêtre du salon, oui ou non ?
Oui, je peux voir par la fenêtre.
Et votre fenêtre est ouverte ce soir-là.
Évidemment, en août c’est assez normal, n’est-ce pas ?
Tout à fait, et c’est pourquoi je renouvelle ma question : « Avez-vous vu l’enfant tomber par la fenêtre?»
Sincèrement je n’ai rien à vous dire de plus !
Cerveau droit dramatise pour essayer de me faire bouger :
Prenez le temps de réfléchir, si vous êtes impliqué, complice pourquoi pas, vous serez accusé de faux témoignage, recel de preuves, vous imaginez seulement la masse d’emmerdements qui va vous arriver sur la tête ?
Je les regarde, droite, gauche, et prends l’attitude dynamique du bœuf à l’étable.
J’imagine très mal, j’ai peut-être vu tomber, j’insiste sur peut-être, une étoile filante, un mégot de cigarette, rien qui puisse ressembler à un enfant. J’en suis certain.
Bon, c’est tout pour aujourd’hui, si un fait vous revenait, n’hésitez pas à nous téléphoner. Et, en attendant, vous ne quittez pas la ville.
Et si je savais quoi que ce soit, tout comme vous, ce n’est pas aux condés que j’irais balancer.
Ballot hein ? En même temps, elle servirait à quoi la police si chacun lui apportait la solution.
Le deux justement, dans le hall de mon HLM, j’ai croisé Imene qui poussait un landau hurleur.
Imene ma voisine, même appartement un étage au-dessus. Depuis février, Imene garde son neveu, dix-sept mois, le fils de sa sœur Lucette.
Lucette, la petite sœur qui a tout compris de la vie, possède manteaux de fourrure, Mercedes, belle villa. Ce n’est pas Lucette qui irait travailler dans un supermarché, ah non !
Non, officiellement, pour la famille et les voisins, Lucette est partie faire la danseuse à Marrakech, pour de vrai, elle fait « pute » boulevard Lannes à Paris.
Lucette donne beaucoup d’argent pour élever Pierre-Henri, beaucoup plus que nécessaire. Plutôt que d’en profiter, Imene a ouvert un livret A pour les futures études du petit, vraiment une brave femme.
Pierre-Henri s’appelle Pierre-Henri parce que la mairie a refusé de le prénommer Pierre-Comptable.
Pourquoi « Comptable » ? Parce que Riri, l’Homme à Lucette, est appelé le Comptable par ceux qui savent, les voyous et les flics de Bobigny.
Souvent après le quarantième client, l’envie de fumer une cigarette prend à Lucette, elle perd trop de temps. Alors Riri a pris l’habitude de lui balancer des pierres pour la remettre au travail. Il rigole le Riri, souvenirs d’enfance qu’il dit, quand il tirait par la fenêtre ouverte sur les pigeons du parc Stalingrad.
Fume tes cigarettes par moitié, aboie-t-il.
D’abord la moitié tabac, puis la moitié filtre, les pauses sont plus courtes, même si le filtre laisse un goût affreux dans la bouche. Pas facile le Comptable, pas facile la vie !
Je devine bien ce qui a pu se passer, ce que j’ignorais encore, c’est la tournure que prendraient les événements. Non, je ne pouvais pas l’imaginer !
Après une banale journée de folie, je subodore qu’à dix heures du soir Imene a sommeil.
Pierre-Henri, qu’elle appelle affectueusement Ptit-Compt, diminutif de Pierre-Comptable, est, ce soir, particulièrement braillard.
Faut dire qu’Imene oublie parfois de lui donner à manger, ou de le changer, trop chiant, trop puant, trop fatiguée.
Ce soir du deux août, Imene est d’autant plus lasse qu’en rentrant du boulot Raoul et ses potes l’attendent, la poussent gentiment dans la cave. Elle ne refuse jamais Imene. D’une part, ils ont l’air contents, d’autre part, comme disait sa grand-mère, « si t’es obligée, prends au moins du plaisir » et puis ils lui donnent toujours quelques gorgées de whisky. Ça la remonte… au moins jusque chez elle.
Du fond de son premier sommeil, le meilleur, elle entend Ptit-Compt hurler à la mort.
Ptit-Compt, la mort… Encore toute endormie, cul à l’air et t-shirt flottant au vent, elle attrape le gosse et lui flanque deux baffes, des vraies, pas genre humour pas drôle.
Tu vas te taire Ptit-Compt, arrête de gueuler ou je te balance par la fenêtre !
A quoi Ptit-Compt ne sait répondre que par un hurlement si haut dans les aiguës qu’il n’est pas sans rappeler un do dièse à la septième octave de Mariah Carey.
Imene craque, trop c’est trop ! Elle attrape le Ptit-Compt par une jambe et hop le jette par la fenêtre !
Oh putain ! Brusquement réveillée, Imene se penche, tout en bas, sur le trottoir une belle et large tache de sang avec plein de débris tout autour.
Elle ramasse vite fait un sac-poubelle, dégringole l’escalier, même pas le temps d’attendre l’ascenseur.
Sur place, elle récupère les éclats qu’elle enfourne dans le sac et vire le tout dans la poubelle.
Merde, il reste la tache de sang, grosse tache d’ailleurs pour un si Ptit-Compt.
Bien sûr j’ai vu passer le gosse par la fenêtre, j’ai entendu Imene dévaler, je l’ai vu jeter un sac en plastique dans la poubelle et j’ai regardé perplexe la tache de sang au pied de l’immeuble.
Moi, j’aime bien Imene.
J’ai pris mon chat par la peau du cou, il adore. D’habitude je le dépose doucettement devant sa gamelle. Pas cette fois, non. Je guette, vise avec attention et splash… Entrechat s’esquiche sur la tache de sang.
J’enfile un sweat, un jean, mes santiags, j’attrape ma bouteille de whisky, elle en raffole.
Je frappe à sa porte. Imene, un fragile point d’exclamation tremblotant, m’ouvre.
T’inquiète pas, j’ai tout arrangé. Entrechat s’est écrasé pile-poil.
T’as balancé Entrechat par la fenêtre ? Où, pourquoi ?
Un maquillage sang pour sang, Imene, parce que tu le vaux bien !
La suite...