VOYAGE
Publié le 24 Mars 2018
Je devais partir en voyage avec « l'homme de ma vie » ! De vie j'en ai encore une mais d'homme plus. Un soir de pleine lune il m'avait dit qu'il partait pour une destination inconnue, même de lui.
Avant il aimait me répéter « les grands voyages ont ceci de merveilleux que leur enchantement commence avant le départ même. On ouvre les atlas, on rêve sur les cartes. On répète les noms magnifiques des villes inconnues… (Je savais que ces lignes étaient de Joseph Kessel mais je faisais comme si)....
Et puis : je nous voyais déjà « connaître la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompes. Mais contrairement au héros de Flaubert (l'Education sentimentale) nous ne revînmes pas puisque nous ne partîmes pas.
Où aller pour mes vacances ?... je n'avais qu'un petit pécule, pas de voiture.
Allongée seule sur mon lit, j'entendais la pluie frapper fort sur les carreaux de la fenêtre, ma valise était ouverte sur le sol ; la remplir mais avec quels vêtements ? Froids pour les neiges du Kilimandjaro, chauds pour le Taj Mahal.… ajouter une boussole pour me diriger dans le désert de Gobi ?
Fatiguée je m'endormis.
La sonnerie de mon réveil me ramena à la banale réalité.
Au boulot, je vécus un réel cauchemar : tous les clients du magasin avaient le teint hâlé. A les entendre ils avaient tous eu un temps merveilleux. Il étaient allés aux quatre coins du monde...
Il faut que je me décide. Il ne faut pas que je fasse l'affront à Leon Blum de ne pas prendre mes congés payés...
Rentrée chez moi je mis l'index sur la mappemonde posée sur ma commode : le hasard avait l'air de me suggérer d'aller à Leningrad. Demain j'irai donc dans une agence « Nouvelles Frontières » retenir mes billets d'avion et l'hôtel.
Rassérénée et après un petit clin d’œil à mes petites poupées russes posées sur ma table de chevet et qui m'accompagnent chaque nuit dans mon sommeil depuis mon enfance je m'endormis.
Le lendemain Nouvelles Frontières étaient fermées. J'y retournerai demain, me dis-je.
Le soir suivant, en attendant de trouver le sommeil, je me plongeai dans le livre d'E. Schmitt « La Nuit de feu ». A la page 41, je lus « à quoi sert de voyager si tu t'emmènes avec toi, c'est d'âme qu'il faut changer non de climat (Sénèque) ». Le livre me tomba des mains.
Lors de mes voyages précédents, je m'étais toujours emmenée avec moi. Alors, comment entreprendre un voyage sans moi ? J'étais tellement perturbée - car comment partir sans moi – que je décidai de ne pas partir. Je ne voulais pas me séparer de moi, j'étais une entité. A l'extrême je voulais bien changer de « gueule » avec l'aide d'un lifting mais me séparer de moi il n'en était pas question.
Quelques jours plus tard, lors d'une rencontre inopinée, mes amis qui me croyaient tous partie, me demandèrent ce qui m'arrivait .
J'essayai de leur expliquer que je n'avais pas voulu me séparer de moi mais mes amis qui ,d'évidence n'avaient pas lu le livre d'E. Schmitt, me regardèrent avec un air interrogatif. C'est difficile à expliquer ajoutai-je mais ce soir je vous enverrai par mail la page 41 du livre « la nuit de feu ».
Néanmoins ils insistèrent pour que je parte avec eux au pont de la Pentecôte : « tu pourras t'emmener avec toi », ajoutèrent-ils malicieusement.
Quelques jours plus tard je fis ma valise pour les rejoindre mais je laissai le livre d'E.Schmitt sur la table de nuit.
En rentrant je le donnerai à la bibliothèque Nucera.
Un ovni vint me rendre visite une nuit
Effarouché je refusai de le suivre
J'ai fui l'aventure
***
Un soir de cafard, je suis allée me perdre dans une boîte de nuit. J'y ai rencontré un garçon prénommé Achille . Peu de temps après je l'ai suivie en Grèce par bateau.
Ligne d’horizon
tracée avec un crayon blanc
feuille sans marge
Il m'a emmenée au cimetière des éléphants de l'île où nous nous trouvions pour m'avouer qu'il me trompait. Que pouvais-je faire ?
Matelas d'idées
tête dans le vaste cosmos
rêves meurtriers
Lui entailler son talon d'Achille ? Le plonger dans le Styx ? Je déraisonnais. J'allais partir et le laisserais sans papier, sans argent. Il deviendrait un va nu-pieds !
En fin d'après-midi je rentrai à la chambre. Il était parti sans tambour ni trompette, avec ma valise, mon sac à main où j'avais rangé papiers, argent, carte bancaire... Comme dit le proverbe « est pris qui voulait prendre ».
Je ne savais pas nager, je ne savais pas voler. J'allais apprendre.
***
Bien sûr je suis revenue raisonnablement par bateau..
Les mois ont passé et un soir que je feuilletais un cahier sur lequel j'avais retranscrit proverbes et citations ; deux ont retenu mon attention :
Si vous pensez que l’aventure est dangereuse, essayez la routine… Elle est mortelle ! » (Paulo Coehlo)
en route, le mieux c'est de se perdre. Lorsqu'on s'égare, les projets font place aux surprises et c'est alors, mais alors seulement, que le voyage commence (Nicolas Bouvier).
Sans hésitation, sans réflexion, sans destination précise, je suis partie et je me suis perdue si vite que le voyage n'a pas commencé. Heureusement, si je puis dire, personne ne m'attendait contrairement à Ulysse pour qui Penelope tricotait.
Je me suis retrouvée dans le fossé
au fond duquel il y avait un vélo
me prenant pour Jeannie Longo
je l'ai enfourché
au même moment j'ai vu
des cyclistes, qui participaient sans doute au tour de France,
passer à toute allure
j'ai voulu en être et ce jusqu'à Paris
avec passion j'ai suivi le peloton
mais celui-ci m'a vite semée
découragée je me suis allongée
dans un champ de coquelicots
personne n'est venu en cueillir
alors je me suis endormie
au petit matin le beuglement des vaches m'a réveillée
j'en ai trait une pour boire son lait
le fermier a porté plainte pour abus de biens sociaux
je fus jugée en comparution immédiate
l'avocat commis d'office fut brillant
et le tribunal m'acquitta
c'était l'été, les vacances
mon avocat et moi sommes partis à l'aventure
sa voiture est tombée en panne sur un chemin vicinal
nous continuâmes à pied
et c'est ainsi que notre voyage a vraiment commencé.
***
Le voyageur voit ce qu'il voit, le touriste voit ce qu'il est venu voir
Gilbert Keith Chesterton
Qu'étions-nous au juste ? voyageur ou touriste ? Nous aurions été bien ennuyés si Gilbert Keith Chersterton nous avait posé la question. Plutôt le premier car il est dit que « le bon voyageur n'a pas d'itinéraire et n'a pas l'intention d'arriver » ! pas de fanfaronnade tout de même.…
Il commençait à faire sombre dans ce chemin vicinal bordé d'arbres plantés là comme des sentinelles au garde-à-vous m'imaginais-je. Mon avocat, appelons-le Paul, faisait grise mine, il devait avoir comme moi l'estomac dans les talons.
La nuit et une forte averse se mirent à tomber, nous mîmes nos K-way mais ne tardâmes pas à être trempés comme des soupes. Paul avait un visage long comme un jour sans pain.
Nous n'eûmes d'autre solution que de nous allonger dans le fossé, serrés l'un contre l'autre et nous dormîmes du sommeil du juste. Nous en fûmes les premiers surpris.
Soudain au petit matin nous vîmes les phares d'une voiture. Le conducteur nous prit en stop, Paul sur le siège arrière, moi sur le siège avant. Il lui proposa de le déposer devant un garage pour qu'on puisse réparer sa voiture et à moi de me faire visiter Rouen, la ville aux cent clochers située à une vingtaine de km. Il lui donna son n° de téléphone pour qu'il puisse nous rejoindre sa voiture réparée et nous nous séparâmes donc. Coquine, je ne lui dis pas que j'y avais passé mes jeunes années.
Entièrement rénovée Rouen est une ville magnifique. Nous admirâmes en particulier l'abbatiale Saint-Ouen, la prestigieuse cathédrale bien sûr, le gros horloge, la place historique du Vieux-Marché où, comme chacun sait, Jeanne-d'Arc fut brûlée par ces barbares d'Anglais.
Nous terminâmes par le musée des Beaux-Arts dont la collection, l'une des plus prestigieuses de France, rassemble peintures, sculptures, dessins et objets d'art de la fin du Moyen-âge à nos jours. Les plus grands maîtres composent un parcours exceptionnel : Véronèse, Caravage, Rubens, Vélasquez, Poussin, Fragonard, Ingres, Géricault à qui une salle galerie entière est consacrée, Delacroix, Modigliani, les frères Duchamp… Rouen possède d'ailleurs la plus grande collection de tableaux impressionnistes hors de Paris, avec nombre d’œuvres très célèbres de Monet et Sisley.
Martin, mon nouvel ami, avec mon accord, téléphona à Paul pour lui dire que nous passerions la soirée ensemble et qu'il me raccompagnerait chez moi. Je n'étais pas très fière mais il faut bien que jeunesse se passe.
Nous roulions vers la Bouille quand nous fûmes arrêtés par les gendarmes pour contrôle de papiers. Martin était au volant d'une voiture volée. Il fut arrêté et dans un panier à salade nous rejoignîmes le commissariat le plus proche. Je fus placée en garde-à-vue. J'appelai Paul au secours qui sans rancune vint me faire libérer.
Nous prîmes le chemin de retour dans sa voiture réparée et depuis nous ne nous sommes plus quittés.
F I N
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