ANATOLE

Publié le 11 Février 2018

Anatole

Toujours un plaisir de sortir du trou !

Le commandant Gustave est ce qu’on nomme « un bon flic », cultive un aspect bonhomme. Toujours vêtu rustique, chemise à carreau col ouvert, pantalon en velours côtelé, écrase-merde aux pieds, il se veut facilement accessible pour ses « clients ».

Serré contre lui le dossier vert, Anatole, incarcéré ici, à la Maison d’Arrêt de Lille.

 

 

Anatole mal né, Anatole mal parti, Anatole aventurier, Anatole incarcéré pour meurtre.

 

L’interrogatoire avait été pénible.

  • Pourquoi nies-tu une évidence ? L’enfant est passé par cette fenêtre, notre témoin est formel et cette fenêtre est… la tienne. Alors ?

  • Alors, alors, je vous répète que ce n’est pas moi qui ai balancé ce gosse.

  • Tu étais bien chez toi cette nuit du deux au trois août ?

  • Oui.

  • La baie du salon était bien ouverte ?

  • Oui, je regardais un match de foot à la télé.

  • Commandant puis-je poser une question ?

  • Faites Maître.

  • Qu’aurait fait à vingt-deux heures, un enfant de cet âge, chez mon client ? Il est célibataire, n’a aucune descendance que je sache.

  • Déclarée du moins, Madame, déclarée.

Il revient vers Anatole

  • Dis-moi, tu fréquentes bien ta voisine du dessus, mademoiselle Imenne et elle, elle en a un de niston ?

  • Je n’en sais rien, je sais seulement que de temps en temps elle garde le fils de sa sœur. Un braillard qui affole tout l’immeuble.

  • Pour nous résumer, un minot passe par ta fenêtre, tu n’as rien entendu, rien vu, ah oui, les tirs au but. C’est ça ?

  • Je n’ai pas d’autres réponses.

  • Bon, on se revoit demain. Chacun rentre chez soi et toi tu es déjà arrivé.

Dans le couloir qui mène à la sortie, Gustave réfléchit. Si ce n’est pas lui qui est-ce ? Et pourquoi personne ne réclame le corps ? Et pourquoi il n’y a pas de corps ?

  • Puis-je vous interrompre dans vos pensées Commandant ?

  • Je vous en prie Maître.

  • L’analyse sanguine de la tache sur le trottoir montre essentiellement du sang de chat, exact ?

  • C’est vrai mais également du sang humain, celui d’un bébé de sept mois. C’est lui et son meurtrier que je cherche, pas le chat.

Imenne

 

Pressée, frisotée, dégingandée, Imenne arrive à la gare de Lille Flandre, se précipite sur une borne, piétine derrière une mamie permanenté qui tente vainement d’obtenir son billet et finalement abandonne. L’intelligence artificielle est d’humeur taquine ce matin. Tout en effleurant l’écran d’une main légère la jeune femme donne un vif coup de pied à la machine qui parait comprendre, quelques manipulations plus tard, billet pour Roissy-Charles de Gaulle en poche, nouvelle cavalcade, TGV, fuir Lille. A treize heures embarquement sur le vol pour le Cameroun, fuir la France.

A Douala, je suis chez moi, pauvre Anatole, mon chevaleresque petit Français, quelle idée aussi d’être amoureux.

Il est vingt-deux heures quand je gare la Peugeot délabrée, ouvre la portière, respire une bouffée d’air brûlant. Le plein été en plein hiver. De relents d’ordures, d’animaux morts, de végétations pourrissantes se bousculent à mes narines, dix mains s’accrochent à mes bras.

  • Madâme, c’est Jean-Marie qui garde !

  • Madâme oh, c’est Dieudonné qui garde, je nettoie bien, bien !

Tout en regardant Jean-Marie au fond des yeux, je crie :

  • Lâchez moi, personne ne garde, il n’y pas de voleurs à Douala !

Je cours plus que ne marche vers la terrasse de l’Akwa Palace. Tous les gamins ont compris, Jean-Marie a gagné. La tête haute il entame déjà le tour du propriétaire.

Un commerçant grec semble soutenir le mur de sa boutique de son épaule gauche, sourit, me lance un regard méditerranéen. Comment peuvent-ils vivre sans climatisation ? Les grecs, c’est vraiment des cas.

Je pense à mon rendez-vous. « Trouvera-t-y, trouvera-t-y pas » aurait dit ma grand-mère, côté maman. Côté papa grand-mère aurait dit « Inch Allah »

Forte de cette réflexion, j’entre sur la terrasse bondée de l’Akwa Palace, cherche une table libre, cherche mon contact, ne trouve pas l’une, ne vois pas l’autre. J’avance sous les regards critiques d’une poignée de péripatéticiennes quand une violente secousse tire mon pantalon vers le bas, je baisse les yeux, hurle.

Planqués sous une table, deux yeux globuleux justes au-dessus de deux larges rangées de dents extra blanches me regardent. Ça bouge et rigole, c’est le Shérif. Le Shérif, quatre-vingt-dix centimètres de haut, quatre-vingt-dix centimètres de large, la star de l’Akwa Palace. Sa réputation le précède. Il doit son nom au crasseux chapeau de brousse qu’il ne quitte jamais. Le tronc posé dans une caisse en bois, une roulette à chaque coin, il circule entre les tables en poussant sur ses mains chaussées de tongs. Moitié d’homme à tout faire, il cire les chaussures, alerte le barman somnolent, gère les madames putains, renseigne les flics. Il voit tout, entend tout, sait tout. Tu t’es fait voler n’importe quoi, n’importe où dans la ville ? Pas de problème, va voir le Shérif. Dis-lui à quel prix tu estimes ton permis de conduire, ton passeport, tes bijoux. S’il trouve la transaction régulière tu verras ton voleur te rapporter ton bien. Pas belle la vie ?

  • Assis-toi là.

D’un regard plein de bonté il vire les quelques filles attablées.

  • Maintenant explique-moi. Tu veux quoi ?

  • Je veux seulement retrouver le fils de ma sœur !

  • Le fils de ta sœur Lucette, mais il vit à Lille, en France.

  • Il vivait.

  • Il est mort ?

  • Peut-être, peut-être pas, ça dépend.

  • Dis donc, ça dépend de quoi ?

  • Plutôt de qui, du guérisseur.

Je lui montre ma valise cabine, rigide, ultra résistante aux chocs.

  • Il est tombé par la fenêtre, mais j’ai tout ramassé.

  • Si tu as même l'argent, moi je connais trouver le nganga. Je vais le prévenir. Demain soir va à Dilomtami avec ta valise, demande le boutiquier.

 

Des kilomètres d’ornières cernées de goudron, des kilomètres d’une piste rendue glissante par une pluie diluvienne, j’arrive sous le grand fromager de la place du village à la nuit tombante. Seule une vente à emporter est éclairée, pas vraiment un bistrot mais presque. Assis par terre des hommes palabrent, une bouteille de bière jamais loin des lèvres.

  • Pardon, je cherche le boutiquier. Qui peut me dire où ?

  • Tu prends la route à main gauche, tu écoutes, tu trouveras.

  • Merci.

En fait de route c’est un étroit chemin de terre, je brinquebale dans tous les sens, passe devant la mission catholique, plus loin des cases endormies. Vitre baissée, j’écoute les milliers de cris, vies, alertes, mises à mort, de la nuit africaine. Résonne, sourd d’abord, plus clair maintenant, un tam-tam dans la nuit. Une maison, je m’arrête, le batteur cogne fort, j’avance vers une lumière falote. J’entre, longe un couloir en parpaings nus, des ouvertures sans fenêtre, un toit de tôles, débouche dans l’arrière-cour. Je suis arrivée.

Là, une vingtaine de personne sont assises en deux arcs de cercle se faisant face, à un sommet de l’ovale un enclos fait de tôles mais à ciel ouvert, une chèvre attachée, de l’autre des braséros donnent une tremblotante clarté. Personne ne lève la tête. Suis-je transparente ? Suis-je attendue ? Une main me tend un petit tabouret, je m’assieds, ma valise entre les jambes. Circulent des bières chaudes, du vin de palme, le tambour est assourdissant, la chaleur étouffante, la faim me pourchasse, le temps passe, de longues heures.

Soudain la cadence s’accélère, le nganga entre à petits pas de danse, fredonnant une litanie incantatoire, convulsive. Très grand, très maigre, vêtu d’un pagne rouge sang, sur le front un bandeau de même couleur orné de six cauris nacrés, étincelant. Collée derrière lui une femme habillée d’une longue robe noire suit son rythme, halète. L’un et l’autre transpirent abondamment, font le tour du cercle, nous aspergent de gouttes mêlant nos sueurs, se dirige vers les foyers que le nganga piétine jusqu’à les éteindre. Silence brutal, je tremble de la tête aux pieds. Stupéfiée, je reprends lentement mes esprits, une petite pensée, une petite idée, vers la réalité. Ma tête balance encore au battement du djubé, je me penche vers mon voisin un gros bonhomme hilare, costume trois pièces, pieds nus.

  • Qui est cette femme ?

  • La mienne, ma troisième épouse.

  • Pourquoi, mais pourquoi ?

  • Ewondé était partie, retournée chez ses ancêtres dans le monde invisible. J’ai demandé au nganga de la faire revenir.

  • Et le nganga est allé la chercher, ben voyons ! Chez nous, pompiers, urgences, morgue, cimetière ou crémation et pfuit, circulez, il n’y a plus rien à voir. Ici…

  • Je vois ton regard moqueur, tu as tort ma sœur. Djam a mené une lutte âpre et sans merci contre les esprits malins au plus haut du mont Ecupé. Les démons voulaient la garder. Mais Djami en homme rusé a gagné et l’a ramenée du monde invisible au monde visible.

Je suis bluffée, me revient en mémoire un proverbe que ma grand-mère bantou marmonnait avec un sourire énigmatique : « Quand le margouillat pose sa queue, le margouillat connaît où, la margouillate aussi. » Je sais être où je dois être. Djami me toise.

  • Laisse la valise, reviens un jour.

  • Quand ?

  • Tu recevras un signe, bon pied la route.

A l’heure où la nuit bascule, je retourne à Douala.

Apprends à ouvrir les yeux de l'esprit.

 

Je rêve, répandue sur le sable noir de l’immense plage au pied du Mont Cameroun, j’observe la formation d’un gigantesque cumulus comme on ne peut en voir que sous l’équateur, spécule sur mon avenir court terme, explosion d’éclairs, pluie diluvienne, course à la voiture ou poussée par Eole vers l’horizon, poursuite du farniente, aggravation des coups de soleil.

J’imagine Anatole en prison, Pierre-Henri en valise, mes hommes, enfermés.

Je songe creux ; tout au loin, très loin, une silhouette avance, les pieds dans l’écume. J’abandonne mon nuage, observe l’inconnu, l’homme balance un masque à bout de bras. Il quitte la frange, se dirige vers un couple allongé à quelques dizaines de mètres probablement pour tenter de leur vendre une pièce exceptionnelle de l’art africain fabriquée en série au quartier, artificiellement vieillie sous terre. Non, il vient vers moi, c’est bien ma chance, ils m’agacent tous ces vendeurs de pacotilles. Quoique, l’homme est grand, musclé, beau, ce qui m’interpelle, pur.

  • Madame regarde ce masque.

  • Un masque de plus, que veux-tu que je fasse de ce masque, au marché il y en a plenty, plenty.

  • Madame regarde ce masque, c’est un masque de cérémonie.

  • Arrête, tous les vendeurs disent la même chose.

  • Madame regarde ce masque, c’est un masque de cérémonie, le nganga l’utilise pour se diriger dans le monde invisible. Regarde ses yeux blancs, ils voient ce que tu ne peux pas voir.

  • Si je te l’achète, m’aidera-t-il à appréhender l’au-delà ?

  • Lui seul connaît. Madame donne cinq mille.

  • Cinq mille ? Je n’ai pas cinq mille, tiens voilà mille, tu es content, je suis contente.

  • Vraiment madame tu es chiche !

  • Je ne suis pas chiche, je suis pauvre, obligée de rester ici sans travail, obligée d’attendre le bon vouloir d’un sorcier qui ne me connaît pas, que je ne connais pas, c’est quoi ça, pas une vie en tous cas.

  • Madame, prends le masque, le temps est venu d’aller chercher le bébé.

  • Chercher le bébé, tu me commandes d’aller chercher le bébé, c’est bien ce que tu as dit ?

  • Si l’esprit a parlé, moi je ne me souviens pas. Adieu Madame.

 

Munie de mon masque qui contemple l’ailleurs, je décide de rencontrer le Shérif. Si lui ne peut m’apporter aucune explication rationnelle, je reprends « Air peut-être » et advienne que pourra.

Comme à l’accoutumée la terrasse de l’Akwa Palace est comble. Quand je sens ma jupe tirée vers le bas je ne m’affole plus, il est là.

  • Shérif je dois te parler.

  • Oh ma sœur, tu es amoureuse ?

  • Pas de toi ! Arrête tes conneries, je suis sérieuse.

D’un regard toujours plein de bonté il libère une table de filles abonnées à l’année.

  • Assieds-toi, raconte-moi.

Je me lâche, n’oublie rien, la cérémonie, le retour de l’épouse, la valise abandonnée, le beau gosse et ce masque. Une heure sans interruption ; du regard il chasse les mouches. Trop fort le Shérif !

  • Ma fille tu t’appelles comment ?

  • Imenne.

  • Imenne, toi et moi nous devons parler de choses graves, mais sache que rien de ce que tu m’as raconté n’est ici extra ordinaire. Retrouve-moi à deux heures du matin.

  • Où ?

  • Le masque te montrera le chemin.

Et il éclate de rire.

Sonnerie du réveil, douche rapide, Nescafé sur le pouce, masque en main, je découvre Jean-Marie profondément endormi, appuyé à la portière de ma voiture. Je le secoue un peu brutalement, j’avoue, je m’en veux.

  • Oh gardien, tu dors ? Qu’est-ce que tu fais là ?

  • Non Madame je ne dors pas, je pensais. Là, je dois te conduire où le Shérif a dit.

  • Mais il m’a affirmé que le masque me dirigera.

  • Madame, le masque, c’est moi. Il me surnomme ainsi, je n’ai ni cils ni sourcils, tu n’as pas vu ?

  • Non, et puis ce n’est pas le problème, allons-y.

Jean-Marie démarre brutalement, vexé que je ne l’ai pas regardé plus que ça, bah, il s’en remettra lui aussi. Il accélère, nous passons le pont du Wouri sans tomber dans l’eau, une chance, je serre tout ce que je peux serrer et prie ma sainte patronne. Dans Bonabéri nous tournons à droite, puis par des petites rues sablonneuses nous rejoignons le fleuve et nous arrêtons devant une cabane de pêcheur.

  • Tu es arrivée, Madame.

  • Mais c’est quelle affaire ça Jean-Marie, pas une lumière, pas un bruit, il n’y a personne ici. Rentrons.

  • Apprends à ouvrir les yeux de l'esprit. Garde le masque devant toi et rentre dans cette maison.

  • Tu m’accompagnes ?

  • Je suis gardien, je garde.

  • Tu vas « penser », oui.

Simone & Paul

Après tout qu’il dorme s’il a sommeil. J’avance, pousse la porte d’entrée, couinement lugubre, nuit noire. J’allume mon mobile, un halo bleuâtre, à ma droite une ouverture, une pièce, un faible ahanement. Une femme, un homme. Elle assise sur une chaise le soutient autant qu’elle peut pour l’empêcher de s’écrouler. Je repère un fanal, l’allume.

  • Bonsoir, vous attendez qui ?

  • Bonsoir je suis Simone, Paul a eu un malaise, un taxi nous a conduit ici, nous attendons le docteur depuis des heures.

Elle s’exprime d’une voix ténue, me fixe d’un regard intense, plein d’espoir, mais je ne suis pas docteur.

  • Il n’y a pas de médecin, ici.

  • Une infirmière alors ?

  • Pas d’infirmière non plus.

  • Dans un dispensaire ?

  • Vous n’êtes pas dans le dispensaire.

  • Alors Paul va mourir !

  • Probablement.

Pas très encourageante, ma spontanéité naturelle. Je cours chercher mon chauffeur, il embarque Paul, se tourne vers Simone.

  • Vous avez même l’argent ? Parce que, ma sœur, si vous n’avez pas d’argent, ne passez jamais à l’hôpital.

  • J’ai de l’argent.

  • Allons !

Une fois de plus il démarre sur les chapeaux de roue, pauvre voiture. Je reviens sur mes pas. M’assois sur la chaise, il se dégage une forte odeur d'encens mêlée de sueur. Par terre, dans les coins, le long des murs, sont dispersés des osselets, des cornes, des griffes, d'autres objets encore. Mes idées vagabondent, je me surprends... à Lille je ne crois pas aux nganga, mais ici j’y crois. Soudain la cadence sourde d’un tambour résonne. Un serviteur m’invite à le suivre dans la cour. Sept feux sont allumés saupoudrés d’herbes au parfum entêtant. J’ondule plus que ne danse sur la piste, serrant le masque contre ma poitrine, Pierre-Henri, un câlin, je pleure doucement. Djami, djellaba rouge vif, foulard serti de cauris, se dandine devant moi au même tempo, me prend par la main.

  • Asseyons-nous, tu veux poser beaucoup de questions, je t’écoute.

Il remue insensiblement un chasse-mouche au manche décoré de lanières de cuir vertes, jaunes, rouges. Ses lèvres bougent sans qu’il ne dise mot, ses yeux exorbités me regardent, ne me voient pas j’en suis certaine et cela m’intrigue.

  • Où es-tu ?

  • Dans le ndimsi.

  • Le ndimsi ?

  • Le ndimsi, c'est ce qui dépasse la vision et le savoir du commun des mortels. C'est la face cachée des choses, le monde des intentions secrètes et des desseins voilés. L'homme ordinaire naît avec quatre yeux, dont deux sont fermés la vie durant et ne s'ouvrent qu'à sa mort. Le mota bwanga a les quatre yeux ouverts de son vivant, deux sur le monde visible, deux sur le monde invisible.

  • Pierre-Henri ?

  • Tu as remarqué ces objets rituels répartis çà et là, ton masque également, tout est destiné à séduire les génies de l’eau. On les appelle miengus, avec les ancêtres de Pierre-Henri, ils devaient m’aider dans mes combats contre les esprits malins. Nous n’avons trouvé aucun responsable de sa mort, aucun ancêtre n’a accepté de revenir dans le monde visible.

  • Alors ?

  • Je reviens les mains vides.

J’éclate en sanglots, foutaises et balivernes, comment ai-je pu me laisser embarquer dans une histoire pareille.

  • Récupère ta valise et rentre chez toi. Je ne te demande pas d’argent.

  • Au revoir, pardon, merci. Bouffon !

Je me lève brusquement, hagarde, récupère mon bagage vide dans la chambre, dépose la somme prévue sur une table, à quoi bon, après tout il a fait son travail. Dehors Jean-Marie « gamberge » à poings fermés. Un coup de pied sec dans la portière, petit mec. Déception, tristesse immense, Waterloo morne plaine, colère, colère, je voulais y croire, j’y croyais tant. A l’heure où les clients des « ventes à emporter » boivent leurs premières bières, j’erre dans Bonabéri, traverse un marché aux senteurs caractéristiques de manioc, d’ananas frais, de poissons grillés. Les cris, les interpellations en pidjin me sorte peu à peu de la torpeur. Je rejoins par hasard la route nationale, hèle un taxi, rentre chez moi. Douche, boules Quies, dormir.

La nuit est tombée, pas la chaleur toujours humide, lourde. J’entre sur la terrasse bourrée de l’Akwa Palace. Le Shérif mérite bien de connaître la fin de l’histoire. A une table, seule, Simone sirote un cocktail de belles couleurs bleu Tahiti, jaune citron. Sourire, invite, je m’assois.

  • Comment va Paul ?

  • Il est mort peu de temps après son admission à l’hôpital, embolie pulmonaire. C’était un gentil garçon.

  • Condoléances, que faisait-il ici ?

  • Il était le médecin de l’orphelinat. Et toi que fais-tu à Douala ?

Mon histoire au bord des lèvres, son regard d’une douce autorité, ma douleur s’épanche dans ce cœur ami. Ma sœur Lucette atterrée, Pierre-Henri enterré, Anatole en prison, l’échec du nganga, les punchs, vert, jaune, rouge, une larme pas de pleurs.

  • Et maintenant ?

  • Bonne question. Je rentre en France, j’aviserai, j’ai peur.

  • Demain viens à l’orphelinat, j’ai peut-être la solution.

 

Roissy, le gris, la pluie, le froid, Pierre-Henri le Second braille dans mes bras comme j’attends la livraison de ma valise. A quelques mètres un homme rondouillard m’observe, ce n’est pas le moment, coco. Il finit par m’aborder, patelin.

  • Bienvenue au pays, je suis le commandant Gustave, vous êtes Imenne et lui Pierre-Henri je suppose.

  • Effectivement, et alors ?

  • Alors j’enquête sur la mort de cet enfant.

  • Cet enfant est juste mort de faim.

  • Oui, ses hurlements prouvent qu’il est bien vivant. Mais… vous allez me suivre s’il vous plaît.

  • S’il vous plaît ? Pourquoi j’ai le choix ?

  • Non !

A l’hôpital un médecin ausculte le bambin, une infirmière procède à une prise de sang. Fin du rêve, j’entends encore Simone me dire :

  • Non seulement tu résous tous tes problèmes, surtout tu offres une vie idéale à un enfant de misère.

Le lendemain Simonne m’a présenté un marmot, je suis restée interloquée.

  • Pierre-Henri !

  • Le Second, a ajouté Simonne un sourire en coin.

Le mioche sous le bras, j’ai été dire au revoir au Shérif, le remercier, et le cadeauter.

  • Seul le féticheur a pu faire un tel miracle !

 

A la porte de ma chambre, un agent de police monte la garde. A son regard je suppute que seul le monde visible le concerne, le monde invisible, il ne doit pas connaître. Relève de la garde, les heures passent, je somnole. Pauvre Anatole, accusé de meurtre, rendez-vous même jour, même heure… dans quinze ans.

  • Vous êtes libre !

Je sursaute.

  • Libre de quoi ?

  • Libre de rentrer chez vous. Anatole sera libéré demain, les analyses prouvent que Pierre-Henri est bien Pierre-Henri. Je clos cette affaire.

« Apprends à ouvrir les yeux de l'esprit Imenne » Les paroles du sorcier résonne encore dans ma tête.

 

Au pays de la raison, la déraison triomphe.

 

TGV de seize heures trente et une, Lille Flandre, mon appartement.

Adieu l’Afrique, ici nos habitations à loyer modéré attaquent en ligne la verte prairie. Dans quelques années, il ne restera que des images surannées d’un passé dépassé au nom de l’efficacité. Un champ contre un supermarché, une deux chevaux contre un destrier, une barre d’immeuble contre une forêt.

 

Partout du béton gris, clair ou foncé, bariolé de bandes jaunes ou blanches. Beaucoup plus précieux pour notre sécurité qu’un brin d’herbe tendre, un rouge coquelicot, une marguerite au printemps.

Ici c’est chez moi, dix-huitième étage, escalier B, bloc vingt-et-un. J’ouvre les baies en grand, un matin frais sous un ciel plus d’un bleu pâlot, l’odeur âcre, tenace des fumées de l’usine d’à côté, c’est l’été. Vautré, Pierre-Henri le Second, fasciné par la télé, une main trempée dans un pot de Nutella, badigeonne de l’autre le canapé d’une douce teinte chocolat. Je finis mon Nescafé à la hâte. La sonnerie, la nounou, bisous, bisous, en courant j’attraperais le RER de huit heures vingt-sept. Le Président l’a dit, le Président l’a fait, baisse des charges, hausse de la CSG, ce mois-ci je vais toucher sept euros et quarante-huit centimes de plus. Mon Dieu ! Que vais-je faire de tout cet argent ? Acheter ? Le placer ? Trimballée, bousculée, je rêve. Vraiment belle ma vie !

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Rédigé par Hervé

Publié dans #Ecrire sur des photos

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