LES MYOSOTIS
Publié le 12 Février 2018

LE BALCON SUR LA VILLE
Accoudé à la balustrade de sa terrasse, Bertrand suit du regard les lumières de la ville qui s’allument. Le jour baisse.
Les jardins publics apparaissent comme des tâches sombres dans le paysage. Seuls, les grands arbres se détachent.
Les massifs fleuris sombrent dans une teinte indéfinie qui tire nettement vers le noir.
Le brouhaha des grands axes monte jusqu’à lui. Toujours ainsi la veille de week-end. Contraste avec le calme de la ruelle en contrebas de sa maison.
Isabelle tardait. C’était bien le personnage qu’il imaginait…sachant se faire désirer.
Retard voulu ou retard provoqué par un contretemps ? De toute façon elle saurait si bien l’expliquer !
Il entendait encore son silence au téléphone : allô ! Tu m’entends ? …Oui, oui !
Lorsqu’il lui avait diffusé cette information qui l’avait surprise.
Son regard fut attiré par le vol bruyant des grands oiseaux blancs qui survolent toute cette agitation. Direction connue : l’embouchure du fleuve au-delà du stade, leur petit paradis pour la nuit. Une vision qui porte à la rêverie…
Un paquebot s’éloigne lentement du port.
Le beuglement des sirènes s’envole, survole la basse ville, grimpe jusqu’aux palmiers de son jardin et fige son attention. Comme un point final à ses méditations.
Il décide de rentrer. Vérifier si tout est prêt. La table impeccablement dressée avec nappe blanche, assiettes de couleur et doubles verres met en appétit. Il contrôle la cuisson du poisson. Une délicate odeur s’échappe du four entrouvert.
Il attendra l’arrivée de son invitée pour ouvrir cette bouteille de grand cru…
Il vérifie l’imprimé qu’il doit lui remettre. La photo d’un tableau dont elle lui parlait souvent ayant appartenu à son grand-père, peintre de talent, et dont ils avaient perdu la trace depuis longtemps. Il sourit intérieurement. Une petite victoire.
Un souffle franchit la fenêtre, entraînant avec lui une bouffée de rumeurs de l’agitation en contrebas. Les voilages se balancèrent mollement.
Bertrand retourne sur la terrasse. La nuit avait prit possession de toute la ville. Les lampadaires publics dessinaient les grands axes. La circulation toujours intense dénotait la fièvre des citadins pressés de rejoindre leurs résidences secondaires dans l’arrière pays.
Les hublots éclairés des paquebots sagement à quai se reflètent dans les eaux calmes et incitent à une croisière.
La ruelle en contrebas toujours aussi silencieuse.
Bertrand allume une cigarette. Un déplacement d’air plus frais lui fait prendre conscience que l’automne s’installe dans l’été.
Le carillon d’entrée retentit avec autorité. Il éteint précipitamment son mégot et se dirige vers la porte d’entrée…

LA LOUPE
Le repas se termine. Isabelle émerge du brouillard lentement installé par cette photo du tableau. Ses souvenirs s’entrechoquent. Bertrand sent que quelque chose se passe.
-Vous n’avez goûté mon repas que du bout des lèvres ! J’aurais loupé la cuisson ?
-Comment ?... Non, non pas du tout, c’était parfait… Excusez-moi, je suis toute à mes souvenirs !
La photo du tableau sur la table l’obsédait.
-Vous savez, je n’étais qu’une petite fille … J’ai toujours vu ce tableau dans le salon de grand-père… Enfin, je pense que c’est cette toile… Le style, l’harmonie générale… Puis après un silence :
-Je me rappelle ce massif de myosotis en bas à droite, mais le fait que cette gouache ne soit pas signée m’interpelle ! Grand-père signait toujours ses œuvres. A tel point qu’il provoquait une petite fête avec enfants, petits-enfants, amis…
J’ai terminé, nous disait-il. Nous allons nous réunir et je signerais mon travail !
Nous, gamins, on était tout excités. Ma mère préparait des pâtisseries. Je m’en rappelle encore le goût !
Quelle torture pour attendre l’autorisation d’y toucher !
La signature se terminait dans un brouhaha général et grand-père acceptait enfin qu’on lui en offre…
Vous voyez, l’absence de signature c’a m’interpelle vraiment !
Bertrand scrutait la photo, essayait d’y découvrir un signe.
-Isabelle, regardez bien, en bas, au milieu. Il me semble que l’on aperçoit quelque-chose. Illisible, certes… Vous ne trouvez pas ?
-Mais la signature d’un tableau, c’est à droite ou à gauche, pas au milieu !
Bertrand se leva et revint avec une grosse loupe. En balayant l’endroit supposé, deux signes, deux griffures plutôt ressortirent agrandies. Un début de preuve ? Une comme un lacet de chaussure, un « l » peut être ? Un peu plus loin, un trait vertical.
-Il s’appelait comment votre grand-père,
-Célestin !
Bertrand tendit une feuille à Isabelle :
-Essayez d’écrire Célestin, vous verrez que l’espace entre le « l » et le « t » est très réduit.
Isabelle après avoir suivi le conseil de Bertrand présente sa feuille sur la photo.
-Oui… ça se pourrait !
-Le plus simple serait de comparer avec d’autres toiles de votre grand-père. Le style, la façon de rendre un personnage, un arbre, des fleurs. On y trouverait certainement quelque-chose !
Vous savez… je vais tout vous dire finalement… la personne qui m’a communiqué cette photo a découvert une série de peintures de talents inconnus, c’était le nom de l’exposition, à la mairie de sa ville. Attendez…
Bertrand se leva et revint avec d’autres photos de tableaux prises lors de la même séance. Isabelle réagit aussitôt.
-Ah ! Celle-là je la reconnais. Elle trônait dans son atelier. Il n’a jamais voulu la vendre !
A droite, en bas, un massif de myosotis identique au premier tableau, en contrebas, en plein milieu de la toile un Célestin clairement dessiné apparaissait.
Isabelle porta sa main à la bouche…

-Mais qu’est-ce que vous êtes en train de me raconter ?
Bertrand au téléphone essaie de convaincre son interlocuteur. Il souhaite connaître le nom du propriétaire de ce tableau retrouvé.
Isabelle l’a convaincu. Il faut absolument que je rencontre cette personne. Elle peut en posséder d’autres.
Grand-père était très productif vous savez !
« Productif, productif, elle en a de bonnes ! Mais quelle idée j’ai eue de m’occuper de cette toile ! Maintenant c’est à moi de débrouiller tous ces fils !
Remarque, avec l’autre original au bout du fil, ça ne va pas être triste ! »
Allô… Allô ! L’écouteur grésille, Bertrand soulève le combiné.
Oui ! J’ai bien compris, monsieur le secrétaire, ces toiles sont la propriété de l’évêché et vous vous en servez pour décorer la crèche de la cathédrale à Noël...
Isabelle essayait de suivre la conversation, une coupe à la main.
Bertrand tourne la tête, croise ce regard qui le fixe. Lui, cherche une réponse. Le visage imperturbable rencontré semble dire :
-Mais débrouillez-vous mon vieux ! C’est vous qui le connaissez !
Bertrand reprend la direction des opérations :
-Très bien, très bien, peut-on négocier avec Monseigneur ?
-Vous n’y pensez pas ! En dehors des périodes de fêtes, ces toiles ornent la chapelle de l’evêché et c’est auprès d’elles qu’il trouve l’inspiration lors de ses nuits sans sommeil. Alors vous vous rendez compte !
Une toile enlevée, un prêche de raté !
Vous imaginez les conséquences ! Incalculables mon vieux, incalculables !
Bertrand ne voie pas d’issue à cette nasse. Il pose la main sur le haut parleur de son combiné pour étouffer sa voix et s’adresse à Isabelle :
-Il dit que c’est incalculable !
-Comment ça incalculable ? Et ma douleur à moi d’avoir perdu la trace de ces toiles qui sont toute mon enfance, lui avez-vous dit cela ?
Bertrand ne sait plus quoi répondre. Isabelle continue :
-Si c’est incalculable pour ce monsieur, je devrais dire quoi moi ? Invraisemblable, inimaginable… Passez-moi l’appareil !
Trop heureux d’entrevoir une éventuelle sortie à cette impasse, Bertrand lui remet le combiné.
-C’est honteux monsieur, honteux et je pèse mes mots. On ne calcule pas avec l’émotion, on compatit, on participe au mieux on se tait, je ne sais pas moi, on fait tout sauf calculer, bien le bonsoir monsieur. Sur ce elle raccroche…
Bertrand interloqué, observe Isabelle qui de colère a brisé la coupe et s’est légèrement blessée.
-Mais vous saignez ! Laissez-moi faire…
La tension retombe subitement.
Isabelle se laisse soigner, penaude. Cherche dans les yeux de Bertrand un réconfort après cet éclat déplacé, pense qu’elle n’aurait pas dû…
Tout se bouscule dans sa tête…
« Peut-on maîtriser la passion après une telle joie d’avoir revécu son enfance ?
Elle s’y voyait dans l’atelier de Grand-père. Lui concentré sur ses pinceaux, ses couleurs, elle petite fille les mains derrière le dos. Emerveillée de découvrir un paysage s’installer comme par magie.
S’approcher silencieuse, déroulant ses pas comme un chat, sans aucun bruit.
Lui, sans se retourner, sentait sa présence dans son dos. Il continuait de titiller sa palette, mélangeait les couleurs puis au moment où elle s’y attendait le moins, un froissement d’étoffe ? Une odeur ? Cette eau de Cologne dont sa mère la frictionnait sans cesse ? :
-Alors Bouclette, qu’est-ce que tu me racontes ?
Tiens, c’est vrai ça, il m’appelait Bouclette quand j’étais petite ! Je l’avais oublié ! Et elle toute admirative :
-C’est beau ce que tu peins grand-père, on dirait que c’est du Vrai ! »
Sur la table, la toile aux myosotis est si loin de cette agitation. Bertrand se hasarde :
-Je pense qu’il s’agit d’un grand malentendu !
Isabelle le regarde, incrédule, essaie de comprendre, prépare sa réponse.
Sur le guéridon, la sonnerie du téléphone retentit avec insistance…

L’ENTREVUE
Isabelle déambule dans les rues de la ville. Les jambes en coton, ses souvenirs s’entrechoquent.
Elle écoute sa mémoire lui parler mais a le sentiment que quelque chose de faussé ne franchit pas le labyrinthe à remonter le temps.
Bertrand la soutient par un bras, ne parle pas.
Ils débouchent sur la grande place avec sa fontaine jaillissante.
Une farandole d’oiseaux moqueurs s’en échappe dans une explosion de piaillements.
Un instant distraite, elle lève son regard puis replonge dans sa bibliothèque intérieure. Feuillette les ouvrages les uns après les autres et ne trouve pas l’exemplaire recherché.
L’entrevue avec le prélat vient de se terminer. Elle s’est pourtant très bien passée.
Ayant appris le lien de parenté avec le peintre, Monseigneur les a reçu chaleureusement. Les phrases de l’entrevue tournent sans cesse dans sa tête. Elle n’arrive pas à s’en détacher. Quelle agitation intérieure !
La voix de son interlocuteur l’interpelle à nouveau :
-Bien évidement, vous pourrez passer les contempler autant de fois que vous voudrez. Nos portes vous seront toujours ouvertes !
Pour autant, je souhaiterai vous préciser la façon dont cela s’est passé.
Peut-être l’ignorez-vous ?
Le souvenir de l’encaustique de la grande salle, le parquet qui craque se mélange aux paroles et se sont installés en souvenir durable…
-Votre grand-père nous a remis deux tableaux aux myosotis. C’est ainsi que nous les appelons, voyez-vous. Deux ex-voto en quelque sorte !
Le premier lors de son retour de la guerre pour avoir échappé à l’enfer de Verdun !
Le second pour remercier le ciel de cette guérison miraculeuse d’une petite fille de sa famille qui avait déjà perdu connaissance sous une forte fièvre… La méningite m’avait-il dit…Une certaine « Bouclette »,
Vous la connaissez probablement ?
Isabelle recherche les propos de sa maman quand à sa petite enfance. Rien qui puisse s’y rapprocher. Cet épisode si douloureux avait été rayé. On avait décidé qu’on n’en parlerait plus jamais…
Brusquement elle s’arrête. Quelque chose l’interpelle.
Une bienveillance, un calme semble l’envahir, elle ne comprend pas très bien…
Face à eux le jardin public, ses grands arbres, ses balançoires, son plan d’eau.
Plus près, une prairie recouverte d’un tapis de fleurs bleues illumine le paysage, oscillant sous l’haleine de la brise du printemps.
Bertrand s’en aperçoit aussitôt.
-Tu as remarqué, ce sont des myosotis !
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