ITINÉRAIRE INDÉFINI
Publié le 8 Janvier 2018

La jeep pila sous le coup de frein énergique. Derrière le pare-brise glacé, Hervé se dressa, remonta ses lunettes sur son front, fixa l’horizon devant lui d’un air effaré. L’effort de concentration pour identifier ce qui se dressait, là-bas, dessinait une profonde ride entre ses sourcils.
Le soir se teintait de taches roses. Autour de lui, la plaine s’estompait, les arbres maigres se diluaient dans la brume. Le temps tournait, le ciel blanc virait au gris sombre, la tempête de neige menaçait.
Dans sa jeep sans toit, ni protection d’aucune sorte, il n’avait que son manteau en peau, chaudement doublé de fourrure, certes, mais insuffisant pour passer la nuit dehors, au milieu de rien et loin de tout. Figé comme une statue, il laissait le vent givrer sa barbe grisonnante et emmêler ses cheveux.

Une lueur blafarde montait dans la plaine. Là-bas… où était sa cabane… Là-bas, où il y aurait dû avoir la nuit.
– Pas assez rougeoyant pour un incendie, pensa Hervé, et pas de fumée non plus…
Il soupira, se remit en route, roula quelques kilomètres, s’arrêta devant l’incroyable. Une place illuminée, bordée de façades d’immeubles doucement éclairées d’ocre s’étaient matérialisée en l’espace d’une journée. Des centaines de personnes y étaient rassemblées, balançant à bout de bras une multitude de lumignons blancs, sans doute leurs téléphones portables. Comme à un concert. Sauf qu’il n’y avait aucune musique. Un silence absolu dansait sur la lumière, les gens tanguaient, roseaux fragiles sous la brise d’hiver. Personne ne semblait avoir remarqué Hervé. Pourtant, il ne passait pas inaperçu avec son engin pétaradant, son look d’homme des bois. Ce qu’il était, en fait. Un solitaire vivant de presque rien. Des années qu’il s’était retiré dans sa tanière, en animal semi-sauvage fuyant le monde et le bruit.
Il se dressa à nouveau, remonta ses lunettes sur son front, plissa les yeux à la recherche de sa cabane. Elle avait disparu.

Hervé descendit de la voiture, se dirigea vers la foule. Sur la place flottait une odeur doucereuse, effluves de fruits trop mûrs, relents de matières en décomposition. Autour de lui, les gens continuaient à se balancer mollement, le regard en adoration, insensibles à sa présence. Comme en transe.
Il s’avança, tendit le cou dans la même direction que ceux qui l’entouraient. Jouant des coudes, il se faufila, traversa la place. L’odeur devenait de plus en plus forte. Il tourna au coin de la rue. Là, le choc !
La statue d’un lapin immense se dressait à l’angle du mur. Aussi haut qu’une maison de deux étages. Une statue particulière. Composée de détritus de toutes sortes, papiers, cartons, ferrailles, tissus, plastiques, enfin, tout ce que l’on trouve dans les ordures, odeur y compris.
En y regardant de plus près, Hervé distingua le paillasson de sa cabane, puis le plaid qu’il avait oublié sur la chaise en bois du jardin… et la chaise. Elle aussi avait rejoint la sculpture. Bon sang ! Toute la cabane y était-elle passée ?
Les bras ballants et l’air perdu, il scruta la foule, cherchant quelqu’un à qui se raccrocher, un ancrage dans le réel, mais le lapin géant avait tout aboli.

P’tain ! Ma cabane… Pas le temps de formuler une pensée cohérente qu’il sentit un poids tomber sur ses épaules. Littéralement. Deux bras ronds et roses dégoulinèrent de part et d’autre de son cou. Une mèche blonde suivit, camouflant à demi un visage juvénile.
Une jeune fille, yeux fermés, toute molle, s’appuyait sur son dos, incapable de tenir debout. Bien chargée, la petite… Délicatement, Hervé la fit pivoter, la prit dans ses bras, l’assit tant bien que mal dans la voiture.
La fille dodelinait, murmurait des sons incohérents. Il lui donna un peu d’eau, lui tapota les mains, les joues. Elle ouvrit enfin les yeux, le fixa intensément. Déjantée, mais belle gosse…
Hervé lui sourit :
– Ça va mieux ?
La fille fit oui de la tête. Bon signe, ça…
– Tu peux parler ?
Re-oui de la tête. On progresse…
– Tu peux m’expliquer ce qui se passe ? C’est quoi ces gens, ce lapin ?
– C’est les Recycletous ; ils recyclent les déchets, en font des idoles. Quand une idole est érigée, le Grand Gourou Recycletou nous appelle pour la cérémonie de l’Adoration.
Hervé la regarda, dubitatif. Se fout de ma gueule, la miss… ?
– La cérémonie de l’Adoration d’un lapin en détritus ? demanda-t-il.
– Oui.
– Et… c’est ça qui vous met dans cet état de zombie ?
– Non, s’insurgea la jeune fille, on est en transe. C’est grâce au Nectar Précieux que le Grand Gourou Recycletou nous a donné pendant la cérémonie.
Hervé opina. Sacrée mixture, ce nectar… Il observa à nouveau la place qui commençait à se vider. Il réalisa alors qu’elle était factice, les immeubles n’étaient que des façades, comme un décor de cinéma. Les gens s’éloignaient, emportaient un morceau d’ordure de lapin avant de partir. Merde, mon plaid… ma cabane... ?
– Et ma cabane ? demanda-t-il à la fille.
– On l’a déplacée.
– Pourquoi ? Vous pouviez pas faire votre truc ailleurs ?
– Non, c’est la lune qui décide. Elle a dit que c’était cet endroit-là, précisément qui était désigné.
Hervé leva la tête vers le ciel. La pleine lune brillait. Il se frotta la moustache, s’enquit :
– Et... elle sera où ma cabane ?
– Viens, répondit la jeune fille, je vais te montrer.
La jeune fille entraîna Hervé sur la piste. Ils contournèrent la place factice. L’envers du décor n’était que vastes panneaux de bois.
– Pourquoi construire une place pour vos cérémonies ? demanda Hervé.
– Pour représenter la ville. C’est la ville qui génère le plus d’ordures, c’est notre temple amovible. On le construit et on le démonte au gré des injonctions de la lune.
– Mmmm…
Hervé opina, puis :
– Pourquoi le silence ? Tout est extrêmement silencieux. Même maintenant, les gens s’en vont sans paroles, sans bruit.
– C’est prière et tristesse, répondit la fille. Prière pour un monde plus sain, plus respectueux et tristesse devant ce que nous en avons fait. On espère sensibiliser l’opinion par nos messes silencieuses et lutter ainsi contre tout ce qui nous étouffe et nous tue. La Cérémonie de l’Adoration, faut prendre ça au second degré. On n’est pas une secte, on dénonce aussi les sectes en les tournant en ridicule en glorifiant les détritus.
– Je vois, marmonna Hervé.
Mais je ne vois toujours pas ma cabane, ronchonna-t-il in petto.
La jeune fille marchait devant lui. Elle s’engagea sur le sentier qui menait au lac. La nuit les enveloppait. Le froid piquait les joues, crépitait de givre sur sa moustache. La lumière blanche de la lune, brisée par les branches enlacées, tombait en éclats sur le sentier, pas japonnais aléatoires.

La forêt s’ouvrit soudain, dévoilant le lac. Il s’étalait devant eux, bleu, mauve, ondulant doucement, bercé de reflets d’argent. Le ciel l’épousa de la même teinte mauve et nacra ses nuages pour parfaire l’harmonie. Entre le ciel et l’eau, des montagnes blanches et bleues protégeaient une forêt sombre. Au bord du lac, toute chaude de son bois couleur miel, la cabane réchauffait l’hiver.
Hervé s’arrêta. La jeune fille se retourna vers lui.
– Elle te plaît comme ça ? On l’a un peu modifiée…
Un peu modifiée ? Sa cabane de bric et de broc s’était transformée en chalet magnifique ! Une vraie maison, accueillante, mais c’était toujours sa cabane, il la reconnaissait malgré les changements.
– Comment avez-vous fait cela ? s’étonna-t-il.
La jeune fille sourit :
– On a gardé son âme, on y rajouté un peu de la nôtre…
Puis, elle l’embrassa et repartit sur le sentier, vers les siens. La nuit l’avala aussitôt, elle disparut.
La lune en fit autant, plongeant derrière les montagnes. Le silence dense pesa d’un coup sur le cœur d’Hervé. La solitude, il l’avait choisie comme une expiation. Peut-être avait-il suffisamment payé… Il voulait voir cette rencontre comme un signe, une étape de sa vie. Cette jeune fille… Sa fille aurait eu à peu près le même âge… Il avait trop bu ce soir-là… le virage, l’accident, sa petite princesse ensanglantée, sa petite princesse inanimée, sa petit princesse morte. Des larmes incontrôlables se frayèrent un chemin jusqu’à ses yeux, libérant des sanglots retenus depuis trop longtemps. Il pleura toutes ces années cadenassées, puis, apaisé, se remit en route vers sa cabane-chalet. Demain, demain… demain, la vie l’attendait...
***
ÉPILOGUE
Le Grand Gourou Recycletou attendait sa fille :
– Où étais-tu passée ? Je t’attends pour partir.
– J’ai raccompagné le propriétaire de la cabane, répondit-elle.
– Ah ! Il est venu… Qu’a-t-il dit ?
– Il semblait perdu…
La jeune fille réfléchit un instant.
– Il m’a demandé ce qui se passait. Je lui ai expliqué notre idéologie. Il a paru surpris. « Adorer un lapin ? » qu’il a dit en secouant la tête... C’est sûr que ce n’est pas facile à piger… Mais bon, il a été plutôt sympa. Ce qui l’inquiétait, c’était sa cabane. Il m’a demandé plusieurs fois ce qu’on en avait fait. Alors je l’ai accompagné au bord du lac. Quand il l’a vue, il s’est écrié : « Comment vous avez fait ? »… Faut dire que le spectacle était saisissant au clair de lune ! Je lui ai répondu qu’on avait gardé l’âme de la maison tout en y rajoutant un peu de la nôtre. Ça a eu l’air de lui convenir, alors je suis partie.
– Tu as bien fait, ma fille. Il est temps pour nous de rentrer, le jour se lève déjà…
Hervé se lève aussi. Devant sa fenêtre, le lac scintille en rose, effleuré par un rayon de soleil. Aujourd’hui, pour le premier jour de sa nouvelle vie, il s’autorise à à penser au passé, à Christine, son épouse… Dix ans qu’il n’a plus de nouvelles, qu’il n’a pas cherché à en avoir… Il entend encore sa prière… « Ne t’en va pas, c’est trop dur toute seule... »… Aucun reproche, aucune haine malgré sa responsabilité dans la disparition de leur enfant… Et lui, perdu, avait murmuré : « C’est trop dur avec toi... », incapable de la regarder. Il était parti pour fuir sa culpabilité, son chagrin, sa petite princesse morte…
Il secoua la tête, se servit un café bien noir, saisit son téléphone :
– Allô… Christine ?
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