LE CHAT FLÛTANT
Publié le 10 Décembre 2017

Il était une fois un chat flûtant. Il flûtait tant qu’il pouvait, si bien qu’il pleuvait tout le temps. Car franchement, vous imaginez un chat flûtant bien ? Comment ses babines moustachues posées sur le biseau de l’embouchure de la flûte traversière et comment l’air insufflé de ses petits poumons pouvaient-ils émettre un son suffisamment audible et précis pour être apprécié des humains ? Quant à ses courtes pattes gauche et droite, comment pouvaient-elles être capables d’appuyer sur les seize clefs ? C’est le secret de l’univers : pour les êtres passionnés, volontaires et qui aiment ce qu’ils font, tout marche comme sur des roulettes. Tout, sauf quelques fantaisies dues à cette situation contre nature. Ses moustaches le chatouillaient tellement quand il flûtait, qu’il éternuait entre deux temps et laissait s’échapper de son cerveau des nuages de sa mémoire, polaroids de sa vie passée. Un peu comme des bulles d’image de Bande dessinée qui expliquaient pourquoi il était là et pourquoi il avait besoin de s’exprimer. Et comme tout bon nuage de souffrance qui se respecte, il apportait son lot de larmes, au grand bonheur des paysans assoiffés du coin. Car quand le chat flûtait, il flottait et ça c’était bon pour la récolte ! Et peu importaient les qu’en dira-t-on.

Que le chat flûtant était heureux de flûter et de faire flotter aux yeux de tous, son parcours chaotique d’artiste ! Ses notes, si gaies, si mélodieuses contrebalançaient ses blessures d’âme. Le mercure de son énergie remontait vers l’infini positif et laissait petit à petit derrière lui l’énergie négative. C’était loin d’être gagné. Lui qui avait été obligé la première partie de sa vie à écouter presque à en crever, son premier maître, une espèce de grande tige de métal hurlant s’excitant comme un diablotin sur une guitare électrique anguleuse noire et blanche. Les foudres de Zeus en personne ! Brrr… Du poil hérissé des fausses notes du début à celui d’électrisé des notes au doigté à très grande vitesse, son poil était presque à poil. Plus les cheveux de son maître devenaient longs, plus ses poils devenaient invisibles. Faut dire aussi, les vapeurs de marijuana, le lait de soja et le régime chips-saucisson sec ne lui convenaient pas beaucoup.

Enfin, maintenant, tout ça n’était plus qu’un vieux souvenir nuageux. Doucement et patiemment, son poil avait repris du poil de la bête. Un poil velouté, léger et doux comme l‘envol aérien de ses notes de flûte traversière. Il laissait souvent s’envoler le même polaroid de sa vie passée. Celui des mollets moelleux de la grosse Lulu jouant de la contrebasse dans la rue. Ces gros mollets bien rondouillards lui avaient apporté réconfort et amour après avoir pris la poudre d’escampette, un soir de concert fracassant de sa grande tige de métal hurlant. Les sonorités graves et mélancoliques de ce nouvel instrument à cordes l’avaient apaisé et fait renaître. La contrebasse l’embrassait de ses tons chauds et envoûtait son esprit. Il renouait avec la musique classique et harmonieuse de sa vie de chaton. Ses journées étaient redevenues une partition de mélodie chatoyante.

Le troisième nuage de sa vie passée laissait transparaître sa période de vie de bohème. Trois musiciens avaient convaincu la grosse Lulu de former ensemble un quartet. Ils parcouraient alors à bicyclette les quatre coins du pays. De dos, le popotin de la grosse Lulu détonnait parmi les trois petits culs maigres des autres musiciens. Il faisait penser à ceux des paysannes italiennes filmées par Fellini dans Il Bidone. Les passants souriaient au passage de ces quatre artistes portant sur leur dos leur raison de vivre. De là où il était, le chat flûtant ne pouvait pas voir l’envers du décor. Niché dans les nichons de la grosse Lulu, il humait l’odeur de la terre humide des routes de campagne et accueillait les rayons du soleil sur sa face de poils. Le bonheur de l’instant présent. Son ouïe n’était pas en reste. Son voisin de bicyclette jouait de la flûte traversière. Droit comme un I, ses jambes œuvrant pour faire avancer les deux roues, ses doigts pressaient et relâchaient les clefs. Petit à petit, le chat voulu faire comme son voisin parce qu’il sentait bien que la grosse Lulu s’intéressait plus à son voisin qu’à sa personnalité de boule de poils. Alors le voisin lui apprit d’abord les gammes, puis les différentes modes de jeu. Alors le chat flûtant s’exerçait à faire ressentir des émotions différentes en modifiant son mode de jeu. Quand il voyait une corneille s’approcher pas à pas comme si de rien n’était, d’un petit jardin pour picorer les miettes de pain tombées de la nappe, il jouait en mode staccato. Les notes étaient saccadées et le suspens était au rendez-vous. Quand il croisait une procession à un enterrement, il jouait en portando. Le son était plus dur, plus dramatique, plus lourd. Tandis qu’en jouant en mode flaterrzunge, il imitait les feuilles automnales frémir au vent et se laisser emporter par la brise. La sensation de frémissement léger parcourait tout le poil du chat flûtant. Que leurs journées étaient riches de sens et de communion avec la Nature. Ils étaient heureux tout simplement.
Jusqu’au jour, où les trois musiciens se rendirent compte que le chat flûtant faisait flotter dès qu’il flûtait. Là, à bicyclette, ils en avaient tout simplement ras le bol d’être mouillé tout le temps. Alors un jour, pendant que le chat flûtant dormait, ils s’en allèrent sans bruit. Au réveil, le chat flûtant fut très triste et profondément blessé de leur abandon, alors il flûta toute la journée. Le paysan du coin qui priait tous les Saints pour qu’il pleuve l’aperçut et comprit la magie de ce chat flûtant. Il l’accueillit chez lui et le présenta au bar tabac du coin pour qu’il flûte sans se faire mouiller. Quand même pour un chat, c’était la moindre des choses !
Alors, de tout le pays, on venait voir le chat flûtant car sa musique traversait l’espace et le temps. Beaucoup d’agriculteurs bien sûr venaient l’applaudir et l’encourageaient. Mais des âmes en peine aussi venaient. Car sa musique était bénéfique pour la Nature mais surtout pour le cœur des Hommes.