LA STATUE DE LIMPIA

Publié le 29 Juillet 2017

Vicenzo Barletti descend de la citadelle d’un pas assuré. Son bel uniforme, veste bleue sur pantalon blanc, complété par un chapeau à plumes fait l’admiration de Maria sa maman. Il arrive rue du Malonat pour le repas dominical. Maria lui ouvre la porte, et sous l’émotion, glisse sa main à la bouche. Elle enchaîne en parlant toute seule :

Officier du duc de Savoie, vous vous rendez-compte ! Quand on pense que ce freluquet de roi de France voulait raser le château ! Non mais, pour qui il se prend ce Louis combien déjà ?

XIV maman, Louis XIV.

Quand à toi, si j’avais su que tu voulais jouer les héros, je lui aurais dit à ton comte Frassasco que tu n’avais pas toute ta tête !

Vicenzo sourit.

Mais ne te préoccupe plus, maman, c’est du passé tout ça. Nous allons devenir une grande nation. Le duc a lancé les études pour agrandir la calanque Limpia et y construire un port.

Mais nous avons déjà Villefranche, non ?

Oui ! Mais il faut y aller en calèche et prendre un canot pour rejoindre les navires. Tu imagines un port au pied du château ? Un quai qui nous permettrait d’embarquer directement ?

Ah ! Vous les jeunes, vous avez toujours la tête dans les nuages.

C’est chaque fois la même chose. Mère et fils se chamaillent autour d’un bon plat d’agneau confit sur son lit de lamelles de pommes de terre aux oignons.

Plus haut, le drapeau à croix blanche sur fond rouge flotte sur la citadelle. Pourtant vingt ans plus tôt…

 

Son père Guiseppe venait d’investir dans une barque à voile latine et rêvait pour lui d’un avenir de pêcheur. Vicenzo Barletti, lui, avait choisi de gagner sa vie en approchant les grands de sa ville. Il serait militaire, officier, attaché auprès du gouverneur de Nice.

On était en 1690. Vicenzo avait vingt-cinq ans, fait ses armes à Turin. Appris le maniement des explosifs. S’était spécialisé dans l’utilisation de l’artillerie, ce qui l’occupait de temps en temps par des exercices en campagne. Le reste du temps il bénissait les dieux de vivre en cette ville stratégique qui possédait les plus belles filles du comté. Le temps s’écoulait serein, sans nuages.

Des informations dont on ne mesurait pas l’importance circulaient :

Torricelli analysait les conséquences de l’élévation du mercure chaud dans un tuyau, Joseph Campani avait découvert l’utilisation de verres convexes pour correction de la dioptrie, Louis XIV allait se lancer dans une guerre dont il se souviendrait longtemps.

Des choses sans grande importance finalement…

 

Guiseppe Barletti tirait ses filets sur la plage des Ponchettes.

Il réfléchissait. Contrarié par son fils qui n’avait pas choisi la même profession que lui et fier en même temps de sa position au château.

Maria, son épouse, allait écouter trois fois par semaine sœur Marie-Antoine, supérieure du couvent, à la chapelle des pénitents noirs. Cette religieuse savait si bien calmer les angoisses de tout le monde. A son mari qui se moquait d’elle, Maria répondait que sœur Marie-Antoine était toujours de bon conseil. On ne pouvait pas attendre autre chose d’une « Personne de belles manières et d’esprit très cultivé ». C’était ce qui se disait. Certes des bruits de guerre circulaient depuis des mois. Les relations entre le duc de Savoie et le roi de France n’étaient pas des meilleures. Elle connaissait tout cela par Vicenzo. Enfin, on verrait bien !

 

Ce jour là un gamin, dont l’histoire oubliera le nom, se précipitait en ville chevauchant un âne essoufflé. Il arrivait des berges du Var, criant a tout va : Ils arrivent. Les Français arrivent. Des chevaux, des canons, une armée innombrable. Rentrez chez vous !

 

Guiseppe aperçut la foule qui courrait dans tous les sens et qui alertait les pêcheurs en dehors des remparts. Il rangea précipitamment son filet. La pêche de ce jour fut à moitié abandonnée sur les galets. Il se précipita à sa maison rue du Malonat.

Maria et les femmes de la ville basse se rendirent à la chapelle Sainte-Rita pour implorer la protection de la Sainte. La situation semblait désespérée. Les mains gantées comme les mains calleuses étaient réunies pour des prières intenses. Tous les yeux reflétaient la même ferveur :

Sainte Rita protégez-nous !

Elle, un léger sourire compréhensif, semblait leur dire :

Ne vous inquiétez pas, tout s’arrangera !

Toutes y croyaient… Les portes des remparts grincèrent sur leurs gonds, furent cadenassées…

 

La canonnade des assaillants fut violente. Les ripostes aussi. Les remparts tenaient. Le siège durait depuis un mois. Aucune victoire ne se dessinait. Vicenzo Barletti demanda une entrevue au gouverneur de la citadelle. Il avait une idée pour sortir de l’impasse. Le brigadier-général comte de Frassasco l’écouta.

Avec sa longue vue, Vicenzo avait remarqué que la puissance de feu des troupes françaises était très importante côté Terra Amata. Ailleurs, les courtines, les bastions, l’artillerie du château protégeaient la citadelle et la ville basse. Côté Est, la falaise seule ne suffisait pas. Un plan fut conçu. Le gouverneur donna son accord. L’intervention aurait lieu une nuit sombre.

Le dix avril, la lune était cachée par d’épais nuages. Vicenzo et quatre de ses meilleurs hommes, habillés de noir (une première pour cette époque) sortirent par la porte des Ponchettes. Ils mirent à l’eau, avec beaucoup de précaution, une chaloupe et commencèrent à ramer. Ils s’éloignèrent des rochers de Rauba Capeu, dépassèrent l’embouchure du Limpia et accostèrent sur une plage de galets vers le Lazaret. Ils se glissèrent parmi les broussailles et arbustes et attendirent. Les batteries observées depuis les remparts avaient révélé l’endroit où devaient être stockées poudres et munitions : la grotte du Lazaret. C’est là que Vicenzo voulait frapper. Les campements se tenaient à bonne distance à cause du danger lié à un tel endroit. La grotte, isolée, était gardée par deux hommes la nuit. Comme dans toutes les armées, la relève aurait lieu à cinq heures. Ils interviendraient un peu avant, lorsque les sentinelles épuisées par une nuit de veille seraient moins attentives.

Une cavalcade attira l’attention des cinq hommes. Un groupe d’officiers venait inspecter la position et donner les ordres pour l’attaque du lendemain. Vicenzo reconnut Nicolas Catinat, lieutenant général des troupes françaises, entouré de son état-major. La tentation fut grande de tirer sur le représentant du roi de France, mais l’opération aurait été éventée et le sort des armes fortement contrarié. Rien ne fut tenté. Le silence de la nuit revint.

Sur un signe de Vicenzo, les hommes se déplacèrent vers l’entrée de la grotte. Les sentinelles assoupies furent neutralisées. Les brûlots allumés et projetés à proximité des caisses de poudre. Les cinq hommes s’échappèrent et se mirent à l’abri près des rochers du Lazaret.

Une formidable explosion pulvérisa la grotte. Un fracas assourdissant survola la ville, franchit le paillon et rejoignit la plaine d’Antibes dans un grondement de fin du monde. Il était quatre heures cinquante.

La panique atteignit les sœurs du monastère de Cimiez qui débutaient matines à genoux dans l’allée du cloître. Elles se dispersèrent comme une volée de moineaux croyant que cette bombe avait été tirée sur elles.

Des traînées de poudre noire jonchaient le sol depuis la grotte vers les diverses batteries de Terra Amata. Sans doute, dues à l’imprévoyance des soldats ayant approvisionné les pièces. L’onde de feu se propagea, lécha les canons, couleuvrines et accentua l’œuvre de destruction.

Cette explosion était le signal pour les troupes du duc de Savoie arrivées à marche forcée par la vallée de la Roya et positionnées auprès du mont Alban.

Les brigadiers à cravates rouges et la cavalerie ducale fondirent, à revers, sur l’armée française aux cris de « Savoia ». La débandade fut générale. Le lieutenant général Catinat fut fait prisonnier ainsi que son état major. Trompettes et roulement de tambours annoncèrent le retrait des troupes dans l’impossibilité de contenir ce raz-de-marée. Les Français capitulèrent. Le sort était jeté. Nice garderait son château et le drapeau du duché de Savoie flotterait toujours sur la citadelle.

 

Un traité fut signé dont l’histoire retiendra que l’abbé commanditaire de Saint-Pons, habile négociateur, aura rédigé les plus belles pages. Le lieutenant général Catinat rendu à son roi. L’avenir des Niçois semblait dégagé.

Une statue fut édifiée cinq ans plus tard sur les bords du Limpia. On y voit Vicenzo Barletti en tenue d’officier de l’armée de Savoie pointant un doigt vers l’est de la baie, en dessous il y est gravé : c’est ici, à la grotte du Lazaret que tout s’est joué…

Le repas se termine. Vicenzo allume sa pipe. Sa maman termine la vaisselle, un torchon à la main.

C’est ton père qui aurait été fier de toi, si ce maudit boulet ne l’avait pas emporté.

Vicenzo baisse la tête. La fumée âcre de sa bouffarde n'est pour rien dans le picotement humide de ses yeux. Il enchaîne :

Tu sais, l’explosion de la grotte a mis à jour des vestiges que l’on ne soupçonnait pas. Des restes de rhinocéros, d’éléphants, tu te rends compte ?

Maria pose une assiette et, le regard dans le vague :

On appelle comment ces gens qui fouillent les ruines comme à Cimiez ?

Archéologues, je crois !

Et bien voilà ce qu’il faudra rajouter sur ta statue « Vicenzo Barletti archéologue, savant ! »

Après cette période troublée, la bonne humeur était de retour au 3 rue Malonat.

Rédigé par Gérald

Publié dans #Patrimoine & Méditerranée

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