LA FENÊTRE
Publié le 14 Juillet 2017
Démétrios n’avait plus le droit de retrouver ses amis autour d’un délicieux « Giouvetsi », agneau cuit dans un pot en argile, arrosé de « Retsina ». Cette action devenait subversive. Ainsi en avaient décidé les lois d’exception de la dictature des colonels. Les cinémas étaient fermés, les regroupements de personnes, interdits. Le régime favorisait les séries cultes à la télé pour maintenir à domicile la population. Lui le provincial, arrivé de sa Thessalie lointaine avec son bagage littéraire et ses idées de partage, le vivait mal.
Ce soir là, Démétrios, éditorialiste au journal « La presse du soir », est passé dans son appartement de la capitale récupérer quelques affaires. Il rejoindra Angelina demain. Sa chère Angelina qui trouve toujours les mots pour le rassurer.
Dehors une petite pluie fine brille sous la lumière du réverbère qui vient de s’allumer. Le clair-obscur règne. A l’intérieur de son logement il déguste son café, debout, face à l’encadrement de sa fenêtre. Le lampadaire, de l’autre côté de la rue, diffuse sur le trottoir une lueur jaunâtre, incertaine.
Dix ans qu’il publie ses colonnes dans ce journal. Dès le début, sa prose a plu. Les lecteurs s’enflammaient. Démétrios était perçu comme une sorte de satellite imprévisible, talentueux, cultivé. Ses articles à « La presse du soir » contribuaient à maintenir le journal en tête des quotidiens. Il était devenu, lui, le petit provincial, une sorte de héros, celui dont on parle dans les salons avec tout ce que la passion charrie.
Puis le pays fut secoué par la dictature, sectaire, aride, brutale. Cette guerre civile larvée gangrenait toutes les régions. Des hommes se déplaçaient en tenues sombres, le verbe haut, le gourdin leste, sans être inquiétés par quiconque. Le pouvoir bascula. Les lois d’exception furent votées. Les journalistes poursuivis, muselés, quand ce n’était pas disparition pure et simple. Des idées folles circulaient. Tous fantasmaient sur ces fameux « miliciens ». La peur s’installait, rampait, accaparait les esprits. L’assassinat d’un député de l’opposition*¹ alimentait toutes les discussions. Ses amis Gregoris et Constantinos, écrivains libéraux connus, n’étaient pas rentrés chez eux depuis un mois. Personne n’avait de leurs nouvelles. Son journal, «La presse du soir », était devenu un journal d’opposition avec des articles contrôlés, censurés. Puis Démétrios fut interdit d’écriture. Les tirages du quotidien chutèrent de façon vertigineuse.
Il se réfugia dans un village à cent kilomètres de la capitale en attendant que tout cela s’apaise.
Angelina, essayait de dédramatiser. Leurs escapades à deux ne procuraient que bonheur et détente, même dans les cas difficiles…
Démétrios sa tasse de café en main, balaie du regard la rue en contre bas. Le soleil s’est couché derrière l’Acropole. La nuit s’est installée. Le collier de lampadaires diffuse de loin en loin une lueur blafarde. Quelques voitures isolées passent en chuintant sur l’asphalte mouillé. Au loin, une sirène beugle. Un navire crie son autorisation de quitter le port. La Méditerranée aussi est contrôlée. Tout en portant la tasse à ses lèvres, il se rappelle leur promenade à bicyclette vers ce village si proche de leur lieu de repli.
Angelina voulait revoir une copine qui les avait invités dans sa maison de campagne « à seulement douze kilomètres de chez vous » avait-elle dit ! Il ne trouvait pas l’idée très bonne après tous ces événements. Mais ce que femme veut …
A peine avaient-ils dépassés les abords immédiats de leur village, que le vélo d’Angelina roula sur une pierre et elle chuta. Dans l’embardée, elle eut les genoux griffés. Un barrage de miliciens situé à proximité s’approcha pour un contrôle d’identité. Sa position de journaliste connu l’avait mit mal à l’aise.
Le responsable de l’escouade voulut faire de l’humour :
– Hum !… Journaliste ! … La presse du soir ! …Mademoiselle, j’espère qu’il est raisonnable votre ami ?
Heureusement, les genoux déchirés d’Angelina attiraient toutes les attentions. Les hommes n’en finissaient plus de dérouler bandes et tampons d’alcool ! Leur trousse de premier secours n’avait jamais autant servie. Tout avait été réglé avec bonhomie. Ils passèrent sans encombre.
– Alors ? lui avait-elle dit, tu vois toujours tout en noir. Qui avait raison ? Tout cela va se tasser. Lui voyait surtout cette censure qui contrariait sa carrière. Ne partageant pas les idées du moment il se sentait constamment en danger. Il ruminait cela sans cesse.
Toujours dans l’encadrement de sa fenêtre, Démétrios repère en contre bas, dans l’embrasure d’une vitrine sombre, un homme immobile qui s’abrite de la pluie. Seules ses jambes sont visibles dans le halo du lampadaire. Dans l’instant la peur lui renoue le ventre. Que fait-il ici celui là ? Un membre des « Escadrons noirs » ? Un mystère ? Son imagination le projette immédiatement vers une logique qu’il ne peut contrôler. Le chroniqueur éteint les lumières, sa fenêtre se noie dans l’obscurité. Il retrouve provisoirement une sérénité et essaie de se raisonner : arrêtons de vivre dans la terreur, cet individu en bas attend peut-être sa petite amie. Et cette voiture stationnée pas très loin tous feux éteints, il voit bien qu’il y a quelqu’un derrière le volant. Une coïncidence elle aussi ? Les minutes passent. Des heures sans doute. L’homme est toujours là, la voiture également. Ses idées s’entrechoquent dans sa tête. Cet appartement est une vraie souricière. Ils me surveillent c’est sûr. Lui reviennent en boucle des phrases alarmantes : « Les journalistes et leurs idées subversives ! La critique sans bornes à la une des journaux doit cesser. Nos patriotes seront là pour intervenir. Nos valeurs seront respectées. » Voilà ce que martèlent du matin au soir, radios, journaux, forcément ça laisse des traces. Il revoit soudain défiler avec effroi ses articles qui n’ont jamais pu paraître mais dont le titre n’était pas ambigu « Ils ne nous sont pas utiles », censurés certes, mais lus par ceux qui appliquent cette censure. Et après ? C’est certain, l’information a dû passer, ils me recherchent !
Il n’en fallait pas plus pour actionner cette police parallèle. Quelle chimère que d’avoir pensé y échapper. Démétrios a les nerfs à fleur de peau. Il s’éloigne, revient vers la fenêtre. A l’extérieur, dans l’encadrement sombre de la baie, le goutte à goutte lancinant s’écoule de la gouttière sur le rebord de la fenêtre. Sous le lampadaire, du nouveau : plus personne ! Le cerbère est parti. Aussitôt ses réflexions s’apaisent.
– Ah ! Tu vois, tu te faisais des idées ! pense t-il. Mais voilà qu’autre chose lui accapare l’esprit.
L’ascenseur résonne dans l’immeuble. Il s’arrête à l’étage. Démétrios se précipite à l’œilleton de sa porte. La lumière du palier s’éteint. Il recule, atterré. Ça y est, se taire ou fuir, voilà ce à quoi ils sont arrivés ! Il faut se décider !
Démétrios a toujours en mémoire les déclarations tonitruantes des nouveaux responsables au pouvoir. Il hésite, ne sait que faire… Il se précipite sur son téléphone et appelle Angelina. La sonnerie qui s’éternise dans le vide augmente son angoisse. Il raccroche.
On frappe à sa porte. Cela résonne dans sa tête comme des coups de feu. Son cœur s’emballe, la sueur commence à perler sur son front. Il se sent figé, puis soudain il prend une décision. La seule qui lui apparaît comme inévitable : fuir ! Il ouvre la fenêtre, enjambe la balustrade, s’agrippe à la chute d’eau. Ses mains glissent, il est précipité dans le vide. Un bruit sourd.
Après un silence, le martèlement de la porte reprend.
– Démétrios Tu peux m’ouvrir ? C’est moi Angelina !
Avec sa clef elle ouvre la porte. Sur la table, un petit mot griffonné en vitesse :
Pourquoi n’a tu pas répondu ? Passeras- tu me voir ?
Nous étions le 16 novembre...*²
*¹ - Assassinat du député Gregoris Lambrakis dont un livre et le film Z ont retracé le parcours.
*² - Le 17 Novembre 1973, la révolte des étudiants de l’école Polytechnique matée par les chars enclencha le processus qui, aggravé par la crise Chypriote, provoqua la chute de la dictature des colonels.
Guerres civiles, dictatures, les pays qui bordent la Méditerranée y plongent souvent. La démocratie reprend-elle toujours le dessus ?